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Copie de Three trees petite_edited_edite

 

LA VILLE

(Un conte spirituel de jeunesse : première ébauche : 18 ans)

Un coup d’état

 

I

Un coup d'état par un moustique. Amer et cru. Qui l'aurait cru? A un moment où tout semblait gagné d'avance. La bestiole, ayant d'abord trouvé un trou dans la grille moustiquaire du palais et ayant su esquiver les boucliers magnétiques, serait ensuite arrivée à déjouer les gardes de nuit pour se diriger vers la salle royale, ou le président était endormi. Puis, par une manœuvre rapide et efficace, elle aurait pénétré par les cavernes (boutonneuses, certes, mais aux narines larges) de son obèse nez, sans même provoquer le moindre éternuement, qui d'ailleurs, lui aurait sûrement été fatal.  La voie était alors ouverte jusqu'au cerveau, ou elle enclencha la manivelle; un véritable jeu d'enfant. 
    

Nul ne se rendit compte du succès de ce singulier commando avant de voir les portes ouvertes, le palais envahi de mouches noires, le tapis fleuri d'araignées, des vers bleus et verts saccageant les arbres. Les termites s'attaquèrent aux meubles. Des mille-pattes épinglèrent au sol les quelques gardes déjà pétrifiés de mouches et de scarabées de toutes sortes, au nez desquels entrèrent, pour chacun, un noir moucheron.     
Alors que les cloches annonçaient le rassemblement d’urgence, tous ignoraient réellement ce qui s’était passé. Un coup d’état, se disait-on, entendait-on dire dans les rues… 
Quelques ivrognes restaient écrasés sur le sol, sans broncher. Les enfants entraient dans la maison en pleurant, repris par les parents, forcés de leur prendre le bras rapidement pour les pousser dehors avec eux dans la rue de façon à se rendre à temps au sulfureux concile. 

 

 

 

II

Le président était là, sur son balcon, devant ses partisans. Ses yeux brillaient d'une quelconque lumière sordide. Le ciel tonnait sans qu'il ne pleuve pourtant.  Il se leva, brandit le bras, puis attendit. Le silence soudain se fit. Le nez pesant, les paupières rouges écrasées sous les rides, une petite araignée sortit au coin de ses lèvres, puis rentra rapidement.
L'homme ouvrit enfin la bouche. Par des mots à peine humains, comme hybrides, à quelque part entre les gazouillements de mouches, sifflements de serpents, la voix humaine pour bride, il prononça enfin quelques sons incompréhensibles.
    Un interprète, à ses côtés, proclama, solennel : "le président vous souhaite la bienvenue dans son nouveau royaume".
 

 

III

Le Grand Pontife était entré dans le cirque, à la grande stupéfaction de la foule -toutefois silencieuse. Cette présence du Pontife, ennemi juré du Royaume, et qui avait pour lui une haine bien connue, laissait présager une curieuse alliance. Une tension insaisissable, mais réelle, planait dans l’arène.
Ayant rejoint l’espace le plus haut du balcon d’argent, le Pontife sourit au président, leva le bras droit en pivotant sur lui-même quelques instants, afin de montrer ses dents tordues et jaunissantes de tous les côtés, avant de prononcer deux mots non moins étranges : 
-Pax Aeterna. 
À ce même moment, un éclair comme de noires lucioles, traversa les yeux du Pontife. Il y eut un soupir, comme à la fois de terreur et de soulagement. 
Un interprète prononça haut et fort :
-Le grand pontife vous annonce le début des Jeux de sa divinité.

La guerre était terminée. Mais elle avait été perdue.

            


Partie I


I

Dans le creux de la nuit, les pas du président déboulaient les marches de la ville comme d'arachnides doigts dévalant les clés d'un piano à queue. Ses pas résonnaient de plomb, brisant le sommeil trop long de la cité. Par le tintement de ce grave clocher, le président tonnait au cœur de la cité, brisant le silence qui précède la levée de l'aube et les doux moments de la prière du matin. 
Dans le soleil levant, les prophètes sortaient de leurs chaumières, sous la lumière des astres, proclamant les désastres de son règne. Iohanan du désert, entendant ces cris vifs, alluma le feu tant attendu, sous le ciel menaçant.
Et la ville, des montagnes, lentement, s'éclaircit.   

 

 

II

Du haut de ses sept collines, la ville était muette à cette heure du matin.  Un aqueduc passait par-dessus les murailles, amenant l’eau des montagnes granuleuses du nord vers les fontaines nombreuses parsemant les places et vers les bains, palais publics. Dans ce dédale de places et de ruelles, l’enceinte constituait une oasis onduleuse dans le désert. Le Tibre, un fleuve calme et serein, passait par l’Est en faisant une double courbe serpentine au Sud-est, à l’extérieur de la ville. La piazza Villanova, centrale, où circulaient à cette heure encore quelques sans abris et de rares gens pressés, laissait paraître échoppes et restaurants de même qu’un immense nympheum représentant les fleuves du monde. Non loin de là, avec sa mosaïque de Dieux, le Panthéon avait fermé depuis longtemps ses portes aux passants et suppliants. 

 

 

III

Suleiman errait aux abords du Temple, aux jardins suspendus, près du zoo des papillons, d’où l’on pouvait voir l’ensemble de la ville de même que le désert environnant. Il regardait le Palais présidentiel, complexe énorme trônant sur le Palatin, et le fameux passage surélevé menant de la colline jusqu’au Cirque afin que le président puisse s’y rendre depuis ses palais sans avoir à passer par les rues. Il regardait la muraille et ses cinq portes : la porte San Paolo au Sud, la porte de Jaffa et de Damas à l’ouest, la porte d’Hérode au nord et la porte des Lions au nord-est.


Plus au nord, des centaines d’escaliers de pierre enchevêtrés portaient à la haute-ville, où tranquillement, dormait l’Alcazar, alors qu’au sud, se dressait le Saint-sépulcre illuminé la nuit, les fameuses arènes où avaient lieu les combats et de nombreuses places dont les colonnades, désertées en raison du couvre-feu, permettaient de marcher dans la ville sans être dérangé par la pluie ou la lourdeur du soleil. Plus au centre, haut-lieu des révolutions, la place de l’Ombilicus était silencieuse à cette heure de la nuit.


Si on s’aventurait par la porte Nord-est, dite des Lions, le chemin menait tranquillement en dehors des murs de la ville vers le solitaire jardin des oliviers, et continuait ensuite vers la ville d’Assise, en longeant le Tibre -qui à cette hauteur, prenait le nom du Jourdain- et finalement vers le plateau du Larzac. Une porte au nord-ouest, permettait quant à elle de rejoindre le Mont Golgotha et de piquer vers le grand désert où, racontait-on, Iohanan du désert construisait une arche de pierre. Si on continuait au Sud, en sortant par la porte San Paolo, on longeait les tombes royales, passait par la ville antique, pour foncer directement vers le port et la mer qu’on disait noire.


Puis, tout au centre de la ville, plantée solidement dans la terre, s’élevait la Tour, imposante comme un géant. Construite de gigantesques pierres cyclopéennes, elle plongeait profondément ses racines dans le sol et montait vers le ciel sans jamais diminuer en largeur. On racontait que personne ne l’avait jamais construite, qu’elle avait toujours été là. En fait, sur elle circulaient nombre de mythes depuis la fondation de la ville. On racontait, par exemple, qu’elle était le fruit du néant, ou encore, qu’elle avait été construite avant l’existence du monde.

 

IV

    Suleiman, qui en raison de rêves perturbants, ne trouvait plus le sommeil et défiait encore une fois le couvre-feu qui prenait lentement fin, termina sa marche matinale en se dirigeant lentement vers son petit appartement, pour se coucher une nouvelle fois dans la lumière naissante.
Comme à tout lever de soleil, de profonds meuglements s'étendaient dans le désert environnant, et l'écho de ces sons planait dans les petites ruelles. Dans la sensualité nocturne du matin, Suleiman, embrassant le mamelon de sa bien-aimée, y dénichait quelque plaisir sacré: 
- Tu goûtes la cerise, lui murmura-t-il simplement. 
- Je t'aime, répondit-elle, sortant ses cuisses noircies par le soleil cachés sous les draps blancs. Je t'aime mon homo erectus, dit-elle simplement. 
Puis, retirant le voile pudique, il dévoila la poitrine de sa belle Saba, et lentement ses hanches, son ventre, ses côtes.  Il la regarda, la massa de ses yeux, puis des mains, puis du corps entier. Elle se laissa faire, comme une Ève séduite. 
- Je t'aime, lui dit-il, en se rapprochant d'elle et l'embrassant dans le cou.  
- Moi aussi.


    Leurs chuchotements furent soudain interrompus par des voix bruyantes provenant de la rue ainsi que des bruits de trompettes. On frappait à la porte:
- Le président convoque une assemblée d'urgence au cirque dans une heure!     
- merde, soupira Suleiman. Encore une convocation! 
- C'est sûrement pas la dernière, répliqua Aïsha. Il faudra s'habituer. 
-Et bien?… demanda-t-elle, après une courte pause. 
- Et bien, nous n'avons pas le choix, répondit-il. Si nous n'y allons pas, ils vont peut-être nous jeter au beau milieu de l'arène. Puis, ils vont nous empailler au Temple des Martyrs, comme ils l'ont fait la dernière fois avec ces pauvres enfants. Alors, continua-t-il, n'y allons pas! 
- Ne sois pas cynique. répondit Aïsha.  
- Je ne suis pas cynique. Je ne veux pas y aller. 
- Allons.  
Suleiman, impassible, la regarda, puis sourit. 
- Bon, d'accord, je m'habille. Mais c'est la dernière fois. La prochaine fois, nous gagnons le désert. Il y a peut-être quelque chose là-bas. Tu sais ce qu'on dit. 
- Oui, mais il y a aussi les chameaux.
- Les chameaux, les chameaux! Tu sais, on raconte toutes sortes d'histoires. Ils ne sont peut-être pas aussi féroces qu'on le croit.  
Elle l'aida à enfiler ses shorts en prenant bien soin de lui caresser le dos. Ainsi, s'aidant mutuellement dans l'habillement, les amants se vêtirent lentement et entamèrent le pas, dans le montant brouhaha de la ville, sur la Via Sacra qui menait au cirque.


 

V

À la piazza Villanova, les gens étaient fous de joie en raison des jeux et une pluie de confettis tombaient des fenêtres dans les ruelles qui jonchaient la place. Suleiman marchait vers son rendez-vous, sur la rue des Monarques, non loin de la fameuse ville souterraine, véritables tunnels aménagés sous terre pour y entreposer les tombeaux des martyrs. Il traversa la place avec empressement, non sans difficulté en raison de la fête populaire qui avait suivi l’annonce de Grands Jeux et de la fin des calamités, puis pénétra une petite ruelle obscure. Il arriva à un escalier tournant, monta les quelques marches, poussa la large porte en bois sculpté de bêtes et d’arabesques, et entra dans la salle.
A l’intérieur, une table jonchée de papiers, derrière laquelle, un personnage barbu, obscur, était assis dans la pénombre. 
-Je vous attendais.
Suleiman prit place sur le siège de bois.
Il regardait par la fenêtre et y voyait au loin une colline, celle de la ville d’Assise, tout en haut, dans le brouillard lointain, par les fumées de foin brûlé.
-J’ai fait un autre rêve, se décida-t-il enfin à dire, préoccupé. 
-Hmmm mmm, fit le Petit canaliste.
-J’étais dans la tour ».  finit-il par dire. Puis, il prit une courte pause. Puis après avoir repris son souffle qui dura quelques instants, il continua.
Je montais, toujours de plus en plus haut, comme s’il n’y jamais de fin, et comme je m’apprêtais à chuter de fatigue et me fracasser sur les marches, j’étais tout d’un coup dans mon lit couché sur le ventre. Un immense poids me tomba alors sur le dos. Je regardai et lorsque je me retournai la tête, je vis un immense être noir, ailé, greffé à ma peau … et nous tombâmes ensemble dans les profondeurs. 
-Je vois. Je vois, dit calmement le Petit canaliste.
Ce faisant, il se pencha pour ramasser quelque chose sur le sol. 
-Vous avez échappé ceci, dit-il.
Et il lui remit quelque chose entre les mains, une minuscule poussière brillant d’un éclat terni.
-Qu’est-ce que c’est? demanda Suleiman, surpris.
-Voyons », fit le Petit canaliste. « C’est l’étincelle de votre pupille. Elle est tombée lorsque vous parliez. 

 

 

 

VI

En sortant du bureau du Petit canaliste, prenant le chemin du retour, Suleiman passa près du Panthéon, devant lequel des femmes nues, depuis des vitrines, vantaient grotesquement leurs attributs, puis prit une voie principale, longeant les Palais présidentiels, la fameuse Maison dorée.
Construits au temps des tyrans sous quelque empereur fou, ces palais immenses contenaient maints édifices, un parc zoologique, un lac artificiel, dans la plus grande somptuosité esthétique. Le complexe était à présent couvert d’un nuage noir de mouches, et on entendait le gazouillement de millions d’insectes dans les rues environnantes.
Alors qu’il regardait les palais en marchant, une troupe s’était amassée le long de la clôture métallique devant la mare des alligators, un second lac creusé. Dans la propriété, des prisonniers et martyrs couverts de tics étaient forcés de sauter dans la mare par des gardes royaux, où ils étaient ensuite broyés par des dents, déchiquetés devant les applaudissements enthousiastes.
Suleiman, qui n’aimait pas ce genre de spectacle, tourna la tête et poursuivit plutôt la route jusqu’à sa petite demeure.

 


Partie II

 

 

I

    La pièce débordait de toutes sortes d'objets : bibelots de tous genres, dents de crocodile, cornes de chameaux, peaux de serpents. De nombreuses toiles aux couleurs vives ornaient les murs, comme calqués de rêves anciens; arcs-en-ciel fossilisés, collines désertes provenant de paysages intérieurs, soleils ardents. 
    Dans son petit appartement, Suleiman montrait au Petit canaliste ses oeuvres récentes.     
    Au milieu du salon reposait l’œuvre maîtresse; une sculpture immense, un sphinx terrifiant, abstrait, sans queue ni tête, une pyramide impossible, qui empalait le plafond érotiquement.  
- C'est mon oeuvre maîtresse, finit par dire Suleiman à haute voix. 
- hmmm, intéressant, répliqua le Petit canaliste en ne regardant que les griffes. Elle a de jolis orteils. C'est vous qui les avez sculptés? demanda-t-il en fixant attentivement un détail inimportant. 
- Vous savez, ce qu’on crée existe avant qu’on ne le dévoile. Alors non, ce n’est pas entièrement moi.
- En effet. En effet, répliqua-t-il, distrait. Puis, sans même regarder l'oeuvre en question, il se tourna vers une petite toile bien encadrée d'une vie antérieure. 
- Celle-ci, néanmoins, pur génie, clama-t-il. Combien?
- 700. 
- Parfait, parfait. Et bien, je vous l'achète. Puis, remettant ses petits gants noirs ainsi que ses sandales de peau de chèvre, faisant un salut digne d'un roi, il fit le bonsoir et s'empressa de descendre les 17 marches de pierre pour regagner la petite ruelle St.-Lazarre. 
    Suleiman regarda par la fenêtre. Au loin, au centre de la vieille ville fortifiée s'élevait la tour, qui profondément enracinée dans le sol et sans même sembler avoir de fin, perçait les profondeurs de l'azur. 

    Suleiman en avait assez de sa vie de débauché, qui ne semblait plus avoir de sens, et ces rêves qui le perturbaient. Ce matin-là, il s’était levé de bonne heure avait déjeuné, puis avait quitté sa maison. Il prit une route qui tournoyait près des murailles, pour emprunter ensuite une porte, dont la route tournait ensuite vers l’est dans la vallée, contournant le Mont du Crâne ou gisaient encore quelques cadavres. Il devait avoir des réponses.
    Il avait résolu d’aller voir ce qui se passait dans le désert, ou disait-on, un prophète construisait son arche à même la pierre.
Après une vingtaine de minutes de marche sur le sentier, il se retrouva ensuite à mi-chemin entre les montagnes désertiques du nord-est, et les limites de la ville, dans une espèce de terrain vague. C’était la première fois que Suleiman s’aventurait aussi loin en dehors des murs de la ville en raison du danger des bêtes féroces. 

 


II

Il marcha encore dans ce pays désolé, sableux, rocailleux. Enfin, il commença à apercevoir au loin, dans la poussière, une immense structure de pierre calcaire rouge, située sur une hutte de sable, autour d’elle une foule rassemblée. Il se rapprocha lentement. La construction ne disposait de nulles portes ou fenêtres et ressemblait autant à un temple qu’à un bateau. Devant elle, une silhouette, comme prise de quelque fureur exaltée, gesticulait, levait les bras au ciel et l’on entendait ses cris dans tout le désert environnant.
Dans ce no-man’s land ou seule une petite poignée de gens étaient venus pour l’écouter ou pour voir ce drôle de personnage, vêtu d’une peau de chèvre et se nourrissant quotidiennement de miel et de sauterelles, qui criait vers la foule en sculptant à même la roche, son arche de pierre. Le soir, il retournait au bord du fleuve argileux, sur quelques montagnes désertiques, pour faire des grands feux auxquels se joignaient les fous, les curieux et les exaltés.
La petite foule qui s’était amassée devant lui, certains assis, d’autres debout, le regardait d’une façon étonnée, confuse même, mais toujours attentive, en observant ses moindres gestes. Et lorsqu’il levait les mains vers les nuages, il parlait d’un ton toujours plus fort et menaçant.

 

 

III

-Les abeilles font du miel. Les mouches, elles, propagent les impuretés. Soyez comme les abeilles et non comme les mouches, criait-il.

Là ou il y a le vice, là également sont les mouches. Les abeilles, elles produisent quelque chose de bon, non pour elles-seules mais pour tous. Elles sont à l’image du royaume. Ainsi, le royaume ressemble à une immense ruche. Le miel est le goût que prend la sagesse.

-Je vous le dis, les temps viennent ou le ciel tombera sur la terre. Des temps obscurs suivent cet événement. Alors, il n’y aura que l’arche pour vous sauver. 

Des gens lui demandaient:
Mais, qui es-tu pour nous parler ainsi?

-Écoutez-moi, je suis Élie, et après moi vient la reine abeille!

Mais qu’est-ce qui vient, lui demandaient-ils?

-C’est le déluge! Oui, le déluge vient!

 

 

 

IV

Les gens l’écoutaient, médusés et inquiets. 

Il criait:

-Je vous le dis, sur terre viendra la colère, avant l’accomplissement final. À ce moment, vous chercherez la lumière et ne la trouverez plus. 

À présent, le peuple est égaré.  Les brebis sont perdues. Les abeilles ne savent plus où puiser le pollen, elles se perdent et elles sont prises par la confusion. Ce sont les mouches qui règnent, abusives et confiantes.

Moi, je prêche dans le désert, là ou rien ne pousse, ou il n’y a que poussière pendant que les chacals et les hyènes dévorent les os du peuple.

Mais je vous le dis, ceci ne durera pas longtemps! Oh non! Les martyrs n’ont pas souffert pour rien. 

Car en ce monde de vanité et de poussière, quand viendra la reine abeille, le torrent qui exprime le souffle, le ciel descendra sur la terre. Et alors viendra la colère.

 

 


V

Dans le jour qui prenait fin, percé de lueurs rouges et roses, Suleiman était toujours là. Il avait sûrement manqué le repas de sa bien-aimée mais ne pouvait se décider à quitter. Les mots de Iohanan le nourrissaient, le piquaient, le hantaient, et il désirait lui parler. 
Les gens lentement se retiraient, et peu à peu, la foule s’estompa. Lorsqu’il ne restait plus que quelques personnes, Suleiman s’approcha de Iohanan qui regardait maintenant, serein, le soleil qui se couchait, appuyé sur son rocher.
-Maître Iohanan, lui dit-il, j’ai quelque chose à vous demander. En fait, je ne sais pas par où commencer...
Sans même le laisser continuer, Iohanan le dévisagea. 
-Je sais ce que vous venez faire ici. Je sais qui vous êtes. Vous êtes dans l’ignorance et pourtant, vous êtes appelé à savoir. 
    Quittez cette ville, sortez de ces murailles! Loin derrière ces monts et cette ville infestée par le superflu, en suivant ce fleuve, qui à la source, porte le nom de Nil bleu, vous arriverez dans un pays oublié des hommes, un pays pauvre mais de grande richesse. Sa richesse n’est pas une richesse matérielle, mais sa pauvreté est une richesse qui la comble d’opulence. Toutes sortes de mythes parlent de ce lieu oublié des hommes, mais ce lieu existe vraiment. Là-bas, vous trouverez dans la ville qui porte son nom, Lalibela, et des églises sculptées à même la pierre.     
    Maintenant, partez d’ici et quittez cette ville au plus tôt. Vous ne trouverez ici que la pauvreté du corps.

 

 

 

 

VI

Suleiman s’en retourna chez lui tard le soir et Aïsha était déjà couchée. Il s’étendit à côté d’elle dans un profond sommeil. Cette nuit-là, il fit encore des rêves étranges.
Le matin, en se réveillant, Suleiman remarqua sur sa peau quelques tics qui s’étaient greffés à sa chair amoureusement.  Il alla dans la cuisine, ou des mille-pattes tournaient en cherchant une entrée par la fenêtre entrouverte.
Sur le Pont des anges, des petites araignées montaient le long des statues. Le Tibre était plein de petites larves blanches et jaunes. Des cocons croissaient sur les poteaux des rues et des vers pendaient aux platanes de la ville. De noires nuées de scarabées planaient au-dessus des ruelles enchevêtrées, et des mouches à chevreuil erraient, solitaires, dans le grand brouhaha de la ville, se posant sur les corps qui dévoilaient une certaine nudité. 
La ville était infestée d’insectes.

 

 

 

VII

Suleiman aimait à se balader de par les souks, planant de ruelle en ruelle, parmi la brocante et les petits kiosques. Il y trouvait, parmi le tumulte de la ville, un certain réconfort. Ayant fait toutes les courses nécessaires, il revint chez lui avec des jus de mangues, vin, fromages de chèvre et saucissons et décida de faire une sieste pour récupérer le sommeil qu’il perdait pendant la nuit.
Il avait peur d’aller se coucher car il savait au creux de son âme qu’il affronterait encore de vieux démons. Or, il se coucha et ses yeux s’alourdirent. Il trouva le sommeil comme un fleuve intime.
Mais en effet, à peine s’était-il endormi que fantômalement, trois tigres s’introduisirent un à un dans son lit, croquant sa chair, son corps, sa tête, le mettant en pièces. Il savait au fond de lui-même qu’il devait endurer cette épreuve afin de prouver sa force. 
Il se réveilla, après ce rêve affreux, avec seulement que quelques égratignures. 

 

 

 

VIII

Le Pontife avançait, tranquillement, sur le tapis rouge, en riant dans sa barbe fraîchement rasée, et les gens se prosternaient devant cet homme grassouillet et laid, boîtant, à la droite du président, qui lui servait de canne. Et il avançait comme cela par les ghettos de la ville, jusqu’à l’entrée des arènes, depuis son véhicule, dans un habit si blanc qu’on eut cru qu’il ne put être taché. Son visage dégageait une lueur mortuaire et il exhibait des dents mal alignées en guise de faux remerciement.
Le président, quant à lui, déambulait le dos droit mais en ligne ondulée, les deux grands yeux ouverts et bouillonnants de veines, quelques moucherons entrant et sortant par les orifices de ses oreilles, de son nez, et au véritable nid de guêpes qu’était devenu sa tête ébourrifée. Parfois, il laissait sortir un crachat qui était parsemé de petites formes blanches grouillantes, l’excès de larves humides qui envahissaient le creuset de sa bouche.
Le délire commença par des sons de fanfares. Puis, des gladiateurs et des bêtes de terroirs lointains, fauves et éléphants, venus des vieux et nouveaux continents entrèrent. On relâcha des prisonniers dans l’arène. Les bêtes et les gens armés pourchassèrent alors des hommes et des femmes vêtus de haillons ou presque nus, de tous âges, incluant des enfants. 
Lorsque ces pauvres étaient percés d’un glaive, de griffes ou de crocs, leur sang se répandait sur le sol du Colisée, où, par de multiples ouvertures, il rejoignait un acqueduc dans lequel il ruisselait quelques kilomètres, jusqu’au palais présidentiel, où il était entreposé dans une immense piscine qui constituait la fierté du président et de toute sa famille, depuis les premiers empereurs.
La foule était presque toute assise, mangeant des insectes grillés et buvant des cannettes aux multiples couleurs vives. Suleiman avait du mal à regarder et avait hâte de quitter ces arènes dont les entrées et sorties avaient l’apparence de celles d’une immense fourmillière. 
Revenus, lui et sa bien-aimée, Aïsha, à leur humble demeure, après avoir longuement gardé le silence, les deux se murmurèrent doucement quelques paroles sur leur oreiller avant de trouver enfin le sommeil.

 

 

 

Partie III

 

I

Un homme vivait dans le noir et y avait toujours vécu. Or, il souffrait et n’avait comme preuve de sa triste vie qu’une ancienne relique de son enfance : un vieux parchemin sur lequel quelques mots lui étant destinés, laissaient paraître: tu dois trouver la grange car en elle réside le seul être qui puisse t’aider.
Or ayant cherché cette grange, il ne l’avait toutefois pas trouvée. Et ces mots, qu’il répétait maintenant à journée longue, le hantaient, devenant malgré lui -et par l’obsession fruste qu’ils lui causaient- de plus en plus pénétrants.
Un jour vint un signe que ses efforts n’étaient pas vains: il découvrit une petite grange faite de bâtonnets, cachée en quelque faux fond de coffre ancien. Il décida alors de chercher à son éternel mal, la réponse. Et un espoir inattendu resurgit en lui. Toutefois, plus il fouillait répétitivement tous les racoins de cette damnée maquette, plus cette énigme, cette phrase en lui se répétait, et pourtant fou de frustration, jamais il n’abandonnait, se croyant à chaque seconde plus près du but.
Mais l’homme vieillissait et il n’avait toutefois pas encore trouvé remède à son mal, cette énigme qui le grugeait. Et voilà que sur son lit de mort, il se trouvait maintenant. Et il se savait vaincu, car après lui, qui donc pourra trouver ce mystère qui l’avait préoccupé toute sa vie durant et qu’il n’avait pas su percer : le mystère de sa vie-même? Et pourtant, même quelques instants avant son dernier souffle, il lui aurait suffi d’ouvrir une porte et faire que quelques pas à l’extérieur pour réaliser que la grange était sa propre demeure et l’homme qu’il cherchait n’était, en fait, nul autre que sa propre personne.

 

 

II

Suleiman montait les marches de la Tour, une à une, concentré et ruisselant de sueurs.  Il gravait chaque marche avec une grande angoisse. Chaque pas était inutile car la tour n’avait ni début, ni fin, alors chaque pas était au milieu. Il avait beau courir, c’était comme rester en place. Mais quelle terreur s’emparait de lui?  C’était comme si de loin, infiniment loin, quelque chose était ressuscité en lui de très ancien et qu’il connaissait déjà depuis si longtemps. Il se perdait de pensée en pensée, comme de dalle en dalle, dans ce labyrinthe noir et sans fond, une angoisse pure le saisissant. Il cherchait sans trouver de sortie. La noirceur le couvrait.
Lentement, il se vit marcher sur un chemin, au milieu de collines vertes, qu’il savait habitées par un énorme loup mythologique.   Après un court moment, deux loups, avatars de cet unique loup, surgirent du maquis de chacun des côtés de la route pour venir s’emparer de chacune de ses mains, qu’ils transpercèrent de leurs crocs. Et lui, habité d’un profond sentiment d’injustice, il ne trouvait en lui que le désir brûlant de mordre à son tour leur museau pour que leur sang se mélange, se tisse ensemble, alors qu’il marchait vers le soleil.

 

 

 

III

Il se réveilla. Il était de nouveau dans la tour obscure. Il montait. marche après marche, péniblement. Il arriva enfin à une salle ronde et blanche avec de grandes arcades, où il s’assied sur une colonne cassée pour se reposer. Après quelques secondes, une femme apparut du haut des marches, une vieille femme.
-Qui êtes-vous? Lui demanda-t-il, presque naturel mais surpris.
Elle ne répondit pas.
 -Vous descendez? poursuivit-il.
-Non. Répondit-elle. Nous montons tous, n’est-ce pas? Parfois des gens descendent mais ils sont un jour forcés de remonter. 
Il resta silencieux.
- Je dois vous dire quelque chose, lui dit-elle. Faites attention. Prenez garde à vous. Mais n’ayez crainte. Les murailles sont là pour être traversées. 

 


IV

Aïsha se retourna vers lui dans son lit.
-tu fais des bruits lorsque tu dors, lui dit-elle.
-Je fais des rêves troublants, lui murmura-t-il. Je ne peux pas les expliquer, mais il est temps que je sorte de cette ville. Je commence à en avoir assez.
Aïsha avait maintenant les yeux grands ouverts. Elle le regarda, pleine de compassion.
-Oui, tu as raison, lui murmura-t-elle... Il est bien temps que tu quittes, afin de voir ce qui se passe à l’extérieur. Tu sais, Iohanan a peut-être raison. Il y a peut-être quelque chose là-bas. Maintenant, dors, lui dit-elle. Demain sera plein de bonnes nouvelles. 
    Ils s’endormirent et sommeillèrent jusqu’à la première lueur du jour.

 

 

V

Suleiman sortit de la pièce sombre du petit appartement, descendit les marches et s’aventura dans la rue, en direction du Saint sépulcre, ce temple dévalisé, où des fanatiques couvraient le tombeau de pierreries, de soies, de brocantes d’or et d’argent.
Il voulait partir en secret.
Il prit la direction du nord, vers la ville haute, afin de descendre ensuite les marches vers le nord-est.

 

 

 

VI

L’Alcazar se dressait devant lui, tout en haut de la ville, après que ses pieds eurent monté de multiples escaliers serpentant vers les nuées. De cet emplacement, on pouvait apercevoir la plupart des sept merveilles du monde, toutes à moins de 100 km de la ville -dont la plus près était les jardins suspendus, et plus loin, les nombreuses collines qui parsemaient le lieu, de même que le fleuve aux trois noms. 
Au loin, le village d’Harar, trésor fortifié autours de laquelle erraient des hyènes la nuit, était dressée tout en haut d’une des premières collines, couverte de brumes. Les fameuses montagnes de la crête du désert se dressaient à l’horizon.
Après avoir bifurqué vers l’est et descendu un sinueux escalier, il arriva à la porte sur laquelle étaient sculptés deux lions, en bas- relief, de chaque côté de la porte. Il prit le sentier qui longeait pendant un moment le jardin des oliviers. Il vit au loin, dans le désert, l’arche du prophète. 
Sans s’arrêter, il se dirigea lentement vers le fleuve, qu’il désirait suivre, selon les instructions de Iohanan, vers la crête des montagnes désertiques qui reposait tranquillement au nord ainsi que d’ocres géants rocailleux.

 

 

 

VII

Ayant marché tout l’avant-midi, il arriva enfin aux pieds des premières montagnes. On disait que par les nombreuses grottes, ouvertures parmi les flancs des rochers, étaient abrités bandits et desperados, et c’est aussi par ces environs escarpés que rôdaient ibex et chameaux. Sur les parois de quelques-unes d’entre elles, disait-on, étaient gravés des dessins d’un autre temps. Celles qui étaient les plus éloignées du sentier, contenaient de gigantesques sculptures de l’Homme aux yeux fermés.
    Suleiman, apeuré, avançait tranquillement. Il montait par le chemin abrupt et tortueux, et était forcé de se reposer à chaque petit plateau qui se formaient parmi le flanc de la montagne. 
    Après avoir marché encore quelque temps, Suleiman arriva devant une de ces mystérieuses cavernes qui se trouvaient de par ces hauts lieux désolés. Comme le soleil était sur le point de se coucher, il pensa qu’il pourrait peut-être trouver là un petit coin où passer la nuit, à l’abri des bêtes et des autres dangers.

 

 


VIII

Le matin, il ouvrit les yeux. Une araignée noire chancelait devant son visage. Derrière elle, une ombre: un lion des montagnes aux yeux de cornaline trônait sur lui. Il sursauta. En fait, de multiples formes apparurent devant lui: des buffles paissant les champs, des chevaux étaient étendus de tout leur long, se côtoyant, des tigres et des lynx, lions des montagnes de couleurs ocres et brunes se chevauchant sur le rouge de la pierre. Tout le mur était tapissé de formes animales, de mains, de personnages armés. Transporté par ce paysage extraordinaire, aux élans fantastiques, témoignage d’un temps archaïque et immémorial, il contemplait une des fameuses Fresques des Reflets, ainsi qu’on les appelait dans la ville du bas sans pourtant jamais les avoir vues.
Il se leva tranquillement, abasourdi par cette expérience mystique par laquelle les formes semblaient apparaître et disparaître, se fondant dans les parois des rochers. Après avoir eu une pensée vers Aïsha, il se résolut à quitter la caverne, se détachant lentement de la fresque. Il fit quelques pas à l’extérieur de la grotte dans le doux soleil naissant, s’habilla et continua à monter parmi les rochers.

 

 

 

IX

Après une bonne heure de marche, il parvint enfin sur un vaste plateau où des pierres aux formes ondulées, comme des squelettes blancs sortis de terre, et de petits arbustres, parsemaient les lieux aux airs d’un autre monde. Il s’agissait du Plateau du Larzac. Il commença la marche dans ce paysage lunaire, aux allures de mort, voyant parmi les pierres toutes sortes de formes étranges, se transformant avec le paysage. 
Arrivé aux confins du plateau, une vallée de cèdres ouvrait le chemin, contrée qui se transformait tranquillement ensuite en collines semi-désertiques percées de gorges abruptes. Arrivant au milieu de ces collines, un long pont de pierre défiait la gravité et surplombait le ruisseau coulant au fond de ces gorges spectaculaires. Devant le pont, une enseigne en bois indiquait: Pont du diable.
Il franchit le pont, non sans quelque vertige, et arriva peu à peu à un petit village, à l’entrée duquel un ruisseau coulait tranquillement. À son centre, une vieille abbaye, sur la place où trônait un platane centenaire, qui disait-on, contenait un morceau de la «vraie croix», laissait entendre, à cette heure du soir, le chant des Vêpres.
    Après un certain temps passé à se reposer, il faisait déjà nuit mais Suleiman désirait continuer à marcher. Il fit une courte pause et poursuivit son chemin parmi les collines violettes.

 


X

Il marcha encore plusieurs heures et entendit enfin la rumeur de l’eau. Il s’arrêta et vit un petit ruisseau qui circulait dans le désert qui n’était éclairé que par la lune et les étoiles. Il but longuement et pensa que c’était là un bel endroit où passer la nuit, à côté du murmure rassurant de l’eau. Il se blottit entre deux pierres et s’endormit sur de la mousse.
Le matin se leva avec des chants d’oiseaux bleutés aux gorges tachées de rouge. Il ouvrit les yeux. Devant lui, un vaste oasis s’était formé dans ces étendues arides. De nombreux palmiers et plantes de toutes sortes croissaient et des animaux, ibex, oiseaux divers, lézards et rongeurs, venaient y boire et s’y reposer. Il reconnaissait un lieu dont il avait depuis longtemps entendu parler. Il s’agissait de la source d’Ein Gedi.
Il reprit la route dans la chaleur naissante du désert, suivi, dans le ciel, d’une douzaine de vautours. À sa droite, il percevait au loin le fleuve qui portait à cette hauteur le nom de Jourdain.

 


XI

Le périple dans le désert fut de quarante-quelques heures, qui lui semblèrent comme une éternité. Ravagé par la soif et la faim, il n’avait apporté qu’une petite gourde d’eau qu’il avait remplie à la source, et quelques pains, qu’il rationnait prudemment. Il parcourait des lieux où ne grouillait nulle vie, hormis quelques reptiles et rapaces qui le regardaient de loin, avec méfiance.
    Il marchait pendant la nuit et en avant midi, pour se reposer aux rares endroits où il pouvait trouver de l’ombre, pendant la canicule.
Peu à peu, dans cette marche infernale, le paysage devint moins aride, et lentement, apparut de plus en plus de verdure; en premier, quelques rares cactus, puis de larges palmiers, mais rapidement, apparurent des fleurs sauvages, puis de l’herbe, des plantes de toutes sortes. Ainsi qu’un prodige, il se trouva finalement devant de véritables vallées d’un vert quasi-fluorescent.

 

 


XII

Il passa encore plusieurs jours à suivre le chemin parmi cette verte contrée, lorsqu’il arriva enfin à un lieu parsemé de petites maisons de terre avec des toîts de paille. Les habitants de ces parages étaient brûlés par le soleil, et le saluaient amicalement, à distance, tout en vaquant à leurs occupations. De plus en plus, des arbres se dessinaient des deux côtés du chemin et lentement apparut une véritable forêt tropicale.
    Après encore un peu de route, il arriva à un petit village, une agglomération de petites huttes grises et brunes parmi une vallée. Au centre du village, un mont sans verdure, plus haut que les autres, au haut duquel se trouvaient trois églises. Quatre églises reposaient aux pieds de la colline et trois autres aux flancs de cette montagne composée d’une pierre rouge. Il continua à avancer. En longeant l’ancienne muraille, il vit qu’un ancien château s’élevait au loin, à l’Est. Sur une autre place, il semblait y avoir un grand réservoir d’eaux de pluies.

    

 

 

XIII

Un homme à la longue barbe brune se dressait là, devant lui, souriant. C’était un homme d’un certain âge. Même si de nombreuses personnes étaient également sur la place, des abeilles tournaient sans cesse autours de lui en particulier, et formaient comme un halo, une lueur dansante autours de tout son corps dont la peau était de la couleur du miel.
Il se rapprocha, curieux.
-Soyez le bienvenu, Suleiman, lui dit l’homme. Vous venez de loin. Ce royaume appartient à tout le monde, lui dit-il. Vous êtes donc ici chez vous. 
Il murmura quelques mots et les abeilles le quittèrent. Puis, il regarda Suleiman et sourit.
Lorsque Suleiman comprit qui était devant lui, il se jeta à ses pieds. Mais l’homme lui mis la main sur l’épaule et le releva tranquillement.
-J’ai marché longtemps pour parvenir ici, lui dit Suleiman. Nous sommes ici à Lalibela et vous êtes Lalibela, n’est-ce pas?
-Oui, lui dit-il. 
-J’ai tout de suite su en voyant que vous commandiez aux abeilles que vous étiez Lalibela. 
- Allons, ami, reposez-vous un peu d’abord, lui dit-il. Baignez-vous, et allez faire une petite sieste, prendre du repos de votre long voyage dans une de ces huttes que vous voyez ici. Ce sont nos demeures, et elles deviendront votre demeure cette nuit. Je reviendrai après votre sieste pour vous montrer notre village et vous demander la raison de votre visite. Alors, nous pourrons parler à notre guise.

 

 

 


XIV

Suleiman se baigna dans ce qui était la source du Nil bleu, dans les rapides qui se formaient après les chutes de Tis’ Abay. Il alla ensuite se reposer plusieurs heures dans une des petites et modestes huttes qui parsemaient le village. Puis, il attendit Lalibela dans l’herbe fraîche. Lalibela ne tarda pas à arriver, habillé d’une longue toge terreuse.
-Vous vous êtes bien reposé? demanda Lalibela. 
-Oui, lui répondit Suleiman. Le village est si tranquille. 
Il l’escorta jusqu’au centre de la place où se dressaient les églises de pierre. 
-Vous voyez ces églises? lui demanda Lalibela. Elles ont toutes été gravées à même l’immense roc du mont lui-même. Il a fallu enlever patiemment la roche de l’extérieur, puis de l’intérieur. Il y en a dix. Quatre sur la terre, trois au purgatoire et trois au paradis. Et l’intérieur de ces églises est tapissé de grandes fresques de visages ailés.
Nombreux sont ceux qui croient qu’il soit impossible que toutes ces églises aient été construites pendant mon règne. Mais il existe une histoire qui suggère que nous aurions eu de l’aide, les abeilles faisant la nuit le double du travail que les hommes accomplissaient le jour, raison pour laquelle ce travail a pu être terminé, dans l’ensemble, en 3 ans. Vous ne me croirez peut-être pas mais cette histoire est vraie.

 


Partie IV

 

I

Lalibela avança.
-Vous voyez ces murailles qui entourent le village et, au loin, ce château? Il s’agit du château de Gonder. Vous savez, je ne suis pas le premier roi de ce royaume. Nous sommes, au cas où vous ne le saviez pas, au royaume d’Abyssinie. Ici, il y eut une longue descendance de rois honnêtes et bons, qui accueillirent même dans leur grande ouverture Mahomet, il y a de cela plusieurs centaines d’années, lorsqu’il dut s’exiler de l’Arabie en raison des oppositions. Il n’y a pour nous aucune différence entre les diverses révélations, toutes venant de la même source, et aucune d’entre elles n’étant supérieure à sa ligne directrice, l’amour.
Les rois de notre royaume ont donc cherché à constituer un havre de paix pour les générations à venir. C’est pourquoi nous ne sommes pas riches mais le soleil brille de toute ses forces sur nous. Et nous, parmi le flot des choses, nous remercions à chaque jour le ciel de nous offrir tant de paix et de beauté en notre demeure terrestre pendant notre passage ici-bas.

 


II

Puis, il le conduisit vers le réservoir vers lequel descendaient des marches, où venait puiser de l’eau, la reine de Saba, il y a de celà quelques millénaires. Les abeilles tournaient autours du lieu et créaient des nuages. Suleiman, apeuré, aperçut au bord de l’eau, quelques chameaux qui buvaient l’eau du réservoir. Lalibela se rapprocha de l’un d’entre eux et se mit à le flatter.
Suleiman le regarda, terrifié.
-Ils ne sont pas dangereux, dit Lalibela. En fait, ils sont même très doux et affectueux. Vous pouvez le flatter, dit-il.
-C’est que, on raconte tellement d’histoires...
-Allez-y. 
Suleiman tendit la main et lui flatta le museau.
Lalibela sourit, puis il pointa en direction du réservoir.
 -Elle venait ici en personne, accompagnée de son amant, pour y puiser son eau, poursuivit Lalibela. Puis, il regarda Suleiman avec compassion.
-Et vous, lui dit-il, qu’êtes-vous venu faire ici? continua-t-il. 
- C’est Iohanan, qui m’a dit qu’en suivant le Jourdain, je vous trouverais dans ce village. Vous savez, j’ai tant de questions. Je me retrouve parmi tant de doutes et tant d’adversité.
Lalibela le regarda tendrement, les yeux étincelants, puis il ouvrit la bouche :
-L’adversité est le chemin qui mène à la liberté, lui dit-il. Que veux-tu savoir au juste? Que ce qui trouble ton esprit sorte enfin vers le monde.
Suleiman regarda Lalibela, contemplatif :
-Vous savez, je fais tant de rêves terrifiants. Parfois, il n’y a pas d’issue. Ou bien je gis dans un lit dévoré de tigres ou sur un chemin suivi de loups. Comment sortir de l’aversité dans laquelle je me trouve?

 

III

Lalibela ouvrit la bouche: 

-La route que tu suis et à laquelle tu es enlacé, c’est le chemin abrupt des existences, auquel nous sommes tous enchaînés. 
La dualité ne peut se résoudre que par le pont qui unit les contraires terrestres, les pôles, et les transcende. Ce chemin s’appelle la voie tortueuse de l’équilibre et du détachement.
Mais tu dois savoir que l’adversité n’est pas mauvaise en soi ; même l’adversité, même le mal, sert l’infini. Sans l’adversité, les choses ne pourraient pas s’élever. C’est par l’adversité que l’homme et les choses deviennent meilleures, c’est par la douleur que l’esprit se creuse. Ensuite, devenu comme un grand puits, il peut ensuite être rempli de l’immanence de l’infini, de la joie du présent.
    Ta route est une route sacrée, et tes rêves te disent seulement que tu as la force pour accomplir ce que tu dois accomplir ici-bas, où tu erres sans comprendre. Car chacun a son rôle à jouer, chacun est un morceau de l’infini casse-tête du monde. Et ta quête à toi participe à la progression de cet immense tout.

 

 

 

IV

Suleiman regarda Lalibela, méfiant.
-Je ne sais pas. Mais en vous écoutant parler du mal et de la douleur, celà est contraire à tout ce que j’ai appris. Le mal n’est-il pas mauvais? Et le bien ne combat-il pas le mal? 
-Le mal, c’est tout simplement l’absence de l’amour. répondit Lalibela. Chez l’homme, le mal est tout ce qui est centré autours de l’égo, tourné vers le corps et non vers l’esprit commun. Le mal, c’est lorsque tu prends sans donner en retour, c’est lorsque tu t’adonnes aux excès. Le mal, c’est ignorer l’impermanence du monde, et la part éternelle en chacun de nous. Le mal, c’est l’individualisme, c’est la mouche noire.
Mais le mal est malheureusement pour presque tous notre première rencontre spirituelle. C’est lui qui nous conduit, par l’épreuve jusqu’à la libération.  

 

 

 

V

-Mais comment arriver à cette part éternelle en soi. Montrez-moi ce chemin pour sortir hors du mal!
 
-Lorsque tu es dans le bien, le bien vient vers toi, c’est le bien que tu attires. Mais bien et mal n’existent pas en soi. Ce sont des choses bien relatives. Et finalement, même le mal sert le bien, alors il n’existe pas de vrai mal. 

Mais pour répondre à ta question, pour sortir du mal, l’enfer des existences, il y a un passage. La première porte constitue le fait de se défaire des mailles de l’égo et à suivre la vertu.  
Tu verras qu’en t’abandonnant au grand flot des choses, en écoutant parler le monde –car le monde nous parle sans cesse- en étant patient et persévérant, et en cherchant la source d’amour en toi et dans les autres, ce n’est pas toi qui trouveras le bien, c’est le bien qui te trouvera.

 

 

VI

-Mais comment rejoindre cette unité des choses, ce grand flot du monde dont vous parlez?

-C’est en faisant le vide en soi, dans le silence, en se détachant des choses matérielles, c’est en nettoyant le néant intérieur. Et plus on fait le vide autours de soi et en soi, plus on est rempli de plénitude. C’est alors qu’en se débarassant de tout ce qui n’est pas nécessaire et qui nous alourdit, tout ce qui se vide se remplit d’amour. 

Tout ce qui se détache de l’impermanence des choses, des illlusions où nous baignons, est ensuite inondé de cet amour pur, cette eau qui constitue le monde et le tresse ensemble. C’est ainsi que l’on se fond à l’univers et que l’on obtient par là-même, la claire vision du monde.

 


VII


-Comment donc monter au haut de ce mont de notre vie?

Le monde est un grand reflet. Derrière ce reflet, il y a le bien de l’amour  Il n’y a en fait, dans cet univers, que l’amour et son absence. Et nous, nous ne percevons celà que par leurs reflets.
En réalité, c’est l’amour qui constitue le monde, qui le protège, qui le guide. L’amour, c’est celà qui nous compose, depuis l’atome magnétisé jusqu’aux planètes, qui tournent autours du soleil. L’amour, c’est le grand cycle de l’univers qui inspire et expire et qui jamais ne s’éteindra. 

Le simple fait de le réaliser est déjà être à mi-chemin.

 

 

VIII

-Si nous devons nous détacher de nos désirs, le désir est-il mauvais?

-Le désir n’est pas mauvais en soi mais nous sommes tous attachés à la roue des désirs et tant et aussi longtemps que nous ne serons pas détachés des choses de ce monde, nous connaîtrons la douleur, causée par ce grand cycle des désirs et de la souffrance. Mais se détacher des désirs ne veut pas dire devenir sans affect. Au contraire, se détacher demande beaucoup plus d’amour, non un amour attaché mais un amour inconditionnel, qui vient de notre nature profonde.

 

 

 

IX

- Qu’est-ce que la mort?

-Il n’y a pas une mort, il y a seulement plusieurs petites morts. La vie est en fait une continuité de petites morts. Chaque mort sert à nous approfondir, à nous rendre plus fort.  Mais nous ne nous éteindrons jamais tout-à-fait. Nous ne faisons que nous rapprocher du grand tout, nous nous mêlons à lui, nous devenons lui. Nous ne faisons que laisser notre robe de peau derrière. 
Les hommes, voyant notre départ physique, nous pleurent, mais ils ne devraient pas nous pleurer, ils devraient fêter notre victoire; car notre esprit est revenu à son point de départ: la mer de l’absolu.


X

-Qu’est-ce que la Trinité? 

-Tous les chiffres sont divins. Le trois est le chiffre qui permet de sortir de la dualité par un retour à l’unité, le chiffre qui les comprend tous. Mais il n’existe pas réellement une Trinité. 
Car le père et l’esprit sont une seule et même chose, et le fils, c’est tout ce qui a été créé. Le fils, c’est chacun de nous, car nous sommes tous les enfants de Dieu.
Mais ce que nous appelons Dieu, la totalité, l’absolu, le soi, la part d’immuable en chacun de nous, est indivisible et ne forme qu’une seule chose.

 


XI

-Parfois, je prie, mais je me demande, qu’est-ce que signifie vraiment prier?

-Prier, c’est unir le gauche et le droit, le haut et le bas.
c’est se recueillir, c’est prononcer les mots somptueux du coeur, c’est délacer sa voix profonde, délabyrinther son être, retrouver le néant en soi, nettoyer sa demeure. 
Mais la plus belle prière se trouve dans l’action et le silence... La plus belle prière, c’est se fondre au grand tout, c’est devenir une partie intégrante de la totalité.

On peut méditer le vide en soi qui nous compose, mais on peut prier aussi par l’ensemble de sa vie, qui elle-même devient une grande prière. Servir les autres, là est la vraie prière, là est le véritable accomplissement.

 


XII

-Mais, toutes ces choses sont belles... Alors, qu’est-ce que le déluge dont parle Iohanan?

-Apocalypse, du grec, signifie voile soulevé. Le monde est ce voile, et derrière ce voile, il y a la nuée. La nuée est tout ce qui a une véritable existence, c’est l’âme des choses. Un jour, bientôt, le voile sera enfin soulevé et les hommes verront ce qu’il y a derrière. Ils seront à la fois terrifiés et éblouis.
Les hommes alors délaisseront le faux pour emprunter enfin le noble sentier.

 

 

XIII

Comment savoir quand viendra cette fin du monde?

Suleiman, nous y sommes déja depuis longtemps. La fin du monde, c’est maintenant.
Ça signifie que nous devrons nous réveiller, bientôt, à la lumière de notre rôle et de nos responsabilités. Nous sommes sur la Terre pour protéger la vie et être solidaires avec les autres hommes, non pour s’entredétruire et se suicider à petit feu.  Car c’est celà, la fin du monde.

Or, c’est dans la détresse que l’on trouve une lumière. La promesse est le trésor que nous trouverons dans l’abîme. Le déluge vient. Oui, le déluge vient. Mais si Iohanan construit une arche de pierre, c’est parce que le déluge ne sera pas d’eau.

Et c’est alors que naîtra la promesse, la véritable ville sera plantée, telle une graine, dans la terre que nous habitons tous. Et ce sera la naissance prometteuse d’une ère où la sagesse sera enfin la reine des hommes.

 

 

 

XIV

-Mais le monde me semble injuste et sans pitié. Quel est l’état dans lequel se trouve le monde et où allons-nous?

Suleiman, nous vivons dans un monde de distractions et de mirages. Les jeux du cirque nous aveuglent, nous pervertissent même.
Les insectes ont colonisé notre royaume. Nous ne regardons plus la réalité d’en face; or, la souffrance est criante.
Tant et aussi longtemps que la misère, que la souffrance des autres ne sont pas devant nos yeux, nous ne la voyons pas et nous faisons le choix de l’ignorer. Pourtant, il urge que nous fassions quelque chose, que nous aidions notre frère d’un autre monde qui souffre. La moitié de l’humanité souffre et l’autre moitié ne fait rien et vit même grâce à sa souffrance. Est-ce bien celà l’entraide? 

 

 


XV

-Mais comment savoir qui dit vrai? Quelle est la véritable voie à suivre?

-Tous les peuples ont reçu une révélation, et toutes les révélations sont de la totalité. La totalité parle par tout et à tous, en utilisant le langage de ceux a qui elle parle. La totalité descend vers l’homme, ce n’est pas l’homme qui ascende vers elle. 

L’âme du monde a parlé à chaque peuple utilisant un langage différent. Chacune de ces révélations est importante pour la comprendre, car c’est le tout lui-même, la nature de l’esprit, qui est communiqué a travers et par l’ensemble de ces révélations. 

Enfin, il y a un ordre dans l’univers, et c’est ce qui fait que les choses tournent. S’il n’y avait pas d’ordre, les choses seraient sans existence, car ce qui a une existence a un sens. Il faut écouter cette âme du monde qui nous parle à travers toutes les choses de l’univers. 

Aucun monde ne peut être construit du néant. Derrière le monde, il y a la lumière.

 

 

 

XVI

Mais comment surmonter cette colère du monde?

-Suleiman, quand je parle de la colère du monde, il ne s’agit pas là d’une punition mais de la simple et juste conséquence de nos actes. Nous avons choisi tout ce qui nous arrive.
Ce sont ses propres actions qui engendrent cet effet. Qu’est-ce qui peut arriver lorsque la mouche noire et les araignées dominent la ville terrestre? 
La mouche noire est là pour purifier le monde. La mouche noire n’est qu’un passage qui mène vers une plus grande compréhension, une plus grande sagesse. Nous avons choisi la liberté par-dessus l’équilibre, mais un jour, il nous faudra revenir en arrière. Nous comprendrons un jour que nous sommes tous une seule et même chose -si l’un d’entre nous souffre, nous en sommes tous affectés directement ou indirectement. C’est alors que nous commencerons vraiment à nous soucier de tous, à écouter et à guérir le monde et la vie.
    

 

 
XVII

Suleiman ne savait que répondre. 
Lisant dans ses pensées, Lalibela lui murmura :
-Il faut avoir confiance, Suleiman. 
-Et s’ils ne m’écoutent pas?
-Ceux qui ont un coeur t’écouteront. Chacun est appelé au chemin qu’il doit suivre. Alors va, suis le fil du Nil bleu, de l’endroit d’où tu viens et fais-y ce que ta voix te dicte. 

 

 


XVIII

Suleiman se mit donc en route en suivant la source du Nil bleu qui descendait des majestueuses montagnes Simien. Il songeait à ses vieux jours, son enfance.
    Il se rappela alors d’un rêve qu’il avait fait enfant : il était sur le bord d’un précipice et tout d’un coup, il tomba du ravin. Il tomba et tomba et sa chute sembla sans fin. Il vit lentement le sol se rapprocher depuis des kilomètres de hauteur, puis, au moment où il allait se fracasser par terre dans une grande douleur et éclat, alors survint le miracle : il ouvrit les ailes.
À ce moment dans sa vie, après avoir vécu des années de souffrance, après avoir parcouru des centaines de kilomètres pour arriver là, c’était exactement comme si après une haute et agonisante chute, il commençait à voler, et à voir ainsi le monde depuis les hauteurs, parmi les indescriptibles fresques du paysage, ainsi qu’un oiseau retournant vers son pays natal en savourant chaque moment du présent et libre de ses attachements.

 

 

 

XIX

Il arriva enfin aux rives du Larzac, où les montagnes surplombaient le paysage, et permettaient de distinguer la ville parmi les étendues. Il descendit rapidement des cimes  embrumées pour retomber dans la chaleur suffocante, et lentement, il marcha jusqu’à la ville où des caravaniers arrivaient des pays lointains.
    Il se dirigea droit vers sa petite demeure sur la rue St-Lazare. Il cogna à la porte avant d’entrer. Aïsha était là et semblait presque l’attendre.
Il embrassa son amour, et ils restèrent là de longs moments à s’aimer.
-Viens, dit-il.
À ce moment, il commença à pleuvoir des cendres grises et blanches de par les toits d’ardoise de la ville.
-Viens, c’est le moment, lui dit-il.
Puis, il l’entraîna de par les ruelles de la ville jusqu’à la place de l’Ombilicus, où il commença à raconter ce que Lalibela lui avait dit, en criant haut et fort à tous ceux qui désiraient l’entendre.
Quelques personnes l’écoutaient mais la plupart des gens, pressés et inattentifs, continuaient leur route dans les méandres de la ville. 
-Dites ce que vous entendez à vos proches, amis et ennemis, conclut-il. 
Enfin, il prit Aïsha par la main et l’escorta en dehors de la ville jusqu’à la construction de pierre qu’avait édifiée Iohanan.

 

 

 

 

XX

Ils étaient déjà plusieurs dans le limoneux vaisseau quand Suleiman et Aïsha arrivèrent. Il tombait alors du ciel de gros tisons rouges et brûlants et des braises bleutées. Iohanan était là, devant l’arche de pierre, et le regarda avec amour. 
-Allez, on vous attendait, dit-il. Entrez.
Il y avait à l’intérieur nulle lumière, hormis celle de la porte toujours ouverte. 
Quelques autres personnes arrivèrent, exténuées, alors que la pluie se faisait de plus en plus forte et enragée. À l’intérieur, les gens s’entassaient les uns à côté des autres. 
D’autres personnes encore arrivèrent et quelques minutes plus tard, la porte fut définitivement fermée. Suleiman, sur le bord du mur, distinguait des cocons de chenille nombreux au plafond.
Le feu fit rage pendant plusieurs jours qui semblèrent des années, et même des décennies. 
Pendant que les feux s’éteignaient lentement, un cocon était en train d’éclore. Y sortit lentement un papillon rouge, noir et blanc.

*

©François Baril Pelletier

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