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APOCALYPSE TAKE TWO

« Les humains sont la cause de la crise. Ils pourraient trouver la solution, résoudre le problème. Leur intelligence est grande. Eux seuls parmi la multitude d’espèces ont développé au plus haut point les arts, les sciences, les technologies. Eux seuls peuvent rectifier le tir. Mais ils doivent d’abord déciderde mettre leur intelligence au service du vivant.

C’est en marche, mais ce n’est pas encore suffisant.

 

On ignore encore qui l’emportera des forces destructrices ou des forces de métamorphose, en ce moment toutes à l’œuvre. »

 

Hubert Reeves

 

 

*

 

LE SACRIFICE DE LA NUIT

            Au tout début, la Nuit, la grande Nuit, terre de mille aurores, donna son sang pour que naisse le monde. Ainsi qu’une graine de vie dans l’humus de l’Érèbe, l’amour fut d’abord enseveli. Et de ce premier sacrifice, la lumière cru. Le Néant fut alors contenu dans toutes les choses du monde, et toutes les choses du monde furent contenues dans le Néant.

            L’univers naquit donc d’un sacrifice.

Les hommes se guerroyèrent ensuite pour les morceaux du cadavre, la peau et les os de ce divin sacrifice. Et celà fit des corps, d’autres corps, et les corps firent de la poussière, et la poussière fit de la boue, et cela engraissa la terre, qui grossit. Il y eut bientôt assez de nouvelles terres boueuses pour loger les idoles, faites elles aussi de boue; les idoles du progrès, du profit, du désir. Mais même les idoles sont périssables. La poussière en fait ne peut créer que de la poussière.

            Puis, les hommes inventèrent des mythes qui expliquèrent leur création, qui leur demeurait obscure encore. Dieu inventa l’homme de souffle et de boue, et l’homme créa les Dieux, d’idées et de concepts. Chaque peuple, chaque nation, désirant posséder le divin, s’inventa un panthéon créateur suprême, comme pour mieux organiser les énergies de l’Univers, qui d’ailleurs les championnaient. Car chaque homme était pour son Dieu le seul et l’unique.

            Mais la source de l’univers, suprême, dépassait tous les Dieux, et la Vie s’échappa par la porte de derrière. On avait beau nommer les choses, beaucoup d’entre elles demeuraient à même la source vive, dans l’éther du néant. L’homme, depuis sa naissance, avait été rebelle durant l’enfance, insoumis adolescent, cruel à l’âge mûr, insouciant et paresseux adulte, et bien sûr, toujours excessif. La vie devait tôt ou tard lui revenir en pleine face, comme une tarte à la crème. Un coup d’éclat, peut-être un coup de théâtre.

            Mais Dieu avait pensé à tout. Un déluge avait déja été fait. Il y eut de multiples ères glaciaires et celles-ci n’étaient pas bien spectaculaires et plutôt ennuyantes et longues. Les volcans, de leur lave, avaient déja consumé tous les êtres et les choses, et les fumées envahi le ciel. Or, même les dieux ne trouvaient que peu de plaisir à respirer l’odeur des oeufs pourris qui finissait par achever même le plus courageux des héros. Il fallait quelque chose de bien différent cette fois-ci: comme une symphonie orchestrale de tous les éléments humains, naturels et divins, dans un grand crescendo apocalyptique final, après quoi, on pourrait vraiment commencer quelque chose de nouveau, quelque chose d’honnête.

            Enfin, alors que s’installait la pourriture, la vanité, les troupeaux de moutons sous les meubles, quoi de mieux qu’un petit nettoyage?

            Même si ça ne faisait pas l’unanimité entre les bienheureux des mille royaumes, chaque royaume étant un paradis, la plupart des Dieux avaient résolu de faire vivre à l’espèce humaine, qui avait creusé le ciel et dévoré la terre et l’eau, mangé trop de chips et bu de Coca-Cola, vendu quelques Big Macs de trop, et enfin, peut-être même parfois divagué dans le désir et le mensonge jusqu’à se noyer dans la haine, une petite fête d’initiation à la sauce résolument divine. Et les premiers confettis, à la fine pointe de la technologie céleste, commençaient à peine à tomber.

 

 

*

 

CES DIEUX QUI AIMAIENT

LES HOMMES

            La Nature était la substance même de la Création. En l’homme régnait depuis le début des temps la lutte de l’ordre infini et du chaos naturel. Bacchus et Déméter étaient ces disciples de la Nature qui dans nos premières civilisations, rétablissaient l’ordre si cher pour que puisse s’épanouir la vie humaine, en parfait équibre avec la nature, dans une singulière fragilité. Bacchus détruisait le vieux et Déméter créait le nouveau. Bacchus faisait croître les vignes le long de nos pieds, mêlait l’âme des hommes, par le vin, au ciel; Démeter nous branchait dans la terre, nous faisait fondre dans les saisons, et enfin, dans la plus grande communion, devenir la moisson. La graine était le miracle, l’impossible. La vigne était la foi, le bonheur donné des dieux aux hommes, dans cette vie de misères. Quoique pour rétablir la loi karmique, il faut dire que ces fameuses Érynies étaient particulièrement efficaces lorsqu’elles pourchassaient criminels jusqu’à leur fin pour avoir échappé une goutte de sang.

            Or, en ces temps où il n’y a pas de temps, dans l’Éternité parfaite du Ciel, qui n’est pas vraiment dans le Ciel, il y eut un grand concile, où toutes les énergies du Tout se rencontrèrent pour donner lieu à une résolution. Grosso-modo, ce petit nettoyage semblait être la solution à prendre à tout cet excès, ce désordre, cet hubris. Une peu comme une initiation ultime. Quelque chose comme une pendaison de crémaïère. Un jugement final, comme une grande réception où hommes et Dieux finiraient enfin par se rencontrer, et peut-être, se comprendre, et certains pensaient même, s’unir.

            Seul Bacchus, dans le creux de sa forêt désenchantée, trop occupé à célébrer la boisson, avec bien sûr sa bonne amie Déméter, étaient bien trop près des hommes, bien trop fraternels et solidaires avec la race misérable d’Hésiode et d’Homère, pour entrer dans la galère. D’ailleurs, ils ne se mêlaient le plus souvent pas de l’affaire des Dieux et préféraient trinquer comme des trous dans leurs bungalows en nature, leurs tendres chaumières en bois-rond. Prométhée aussi en avait un peu marre de se mêler des affaires de Zeus, qui lui avait autrefois manifesté de l’inimitié en le faisant attacher et dévorer le foie par un aigle à perpétuité, un temps qui lui avait semblé assez long, et pour l’unique crime d’avoir simplement offert une bougie allumée à l’homme nomade afin de lui permettre de se réchauffer, et finalement de cesser d’avoir à manger des viandes froides. Il préféra cette fois-ci, épargner son foie et ne plus faire de cadeaux.  Des millénaires de se le faire dévorer l’avait rendu fragile. Raison pour laquelle il y allait mollo sur les cocktails.

            Hadès et Arès pourtant avaient de la difficulté à contenir leur impatience, et désiraient ardemment qu’éclate le grand spectacle. Poseidon tenait déja les rennes des Océans; de plus, il n’avait pas pu s’empêcher de lâcher quelques petites secousses, qui donnèrent sur terre des typhons et des tsunamis, ces douces éclaboussures qui faisaient la gloire des Dieux. Hadès rêvait de faire trembler la Terre, par en dessous, de faire peut-être même jaillir les feux infernaux -comme il l’avait fait si librement il y a de cela plusieurs centaines de millions d’années- si Zeus le lui permettait. Mais cela devait être considéré, il le savait, comme une petite traite en récompense d’une certaine contenance. Un peu comme un dessert donné à un garçon de quatre ans pour bien se comporter. Aphrodite, qui voyait chez les hommes plus de pompe et de vanité que de véritable amour, en avait aussi un peu marre de jouer à la «faiseuse de matchs». Il y avait des sites de rencontre pour ça maintenant; on n’avait plus besoin des services de ses petits cupidons célestes au cul découvert.

            Cronos et tous ses enfants Titans entendaient le vacarme du sous-sol du monde, de ce Concile des Dieux, arrosé de champagne, et sentaient que le temps était venu de sortir du Tartare pour profiter eux aussi de l’événement, de même que des délicieux petits hors d’oeuvres faits par Héra pour l’occasion. Ces titans avaient été mis à clé dans ce puits sans fond car leur force était trop brutale pour qu’elle puisse coexister avec la vie. Le monde, fragile, des hommes et des bêtes ne pouvait vivre avec tant de fureur, de terreur, de violence inssuportables. Surtout cet hécatonchire, qui avait cent têtes et cent bras, enfin, qui n’était vraiment pas sortable; on pensait même le laisser derrière. Mais tout ça pour dire que ces Titans, enfermés dans ce trou insondable par Zeus pour mettre de l’ordre dans l’Univers, rêvaient maintenant d’une petite ballade en nature. Il faisait d’ailleurs, dans ce Tartare, un peu obscur, et ça sentait franchement un peu la charogne et la chiotte, alors leur intention était très compréhensible -et leur syndicat, un peu lent, avait enfin réussi à faire valoir leur cause: difficile, dans la plus totale obscurité, de faire la vaisselle ou de jouer au Monopoly. Et enfin, quel mal quelques petits titans pouvaient donc faire de pire de ce que les hommes ne faisaient pas déjà eux mêmes, eux qui étaient envers leur propre race des loups, des requins, des rats? Ça ne pouvait donc pas faire un tort irréparable qu’ils sortent prendre l’air un peu? Enfin se disait-on.

            L’Olympe n’était pas la seule à penser que les choses devaient bouger, et pour le pire, avant de pouvoir aller vers le meilleur; en Asie, Shiva regardait le tout d’un air détaché, et se disait qu’une bonne dose de destruction serait la solution miracle afin de pouvoir créer, avec tout ce fumier odorant des hommes, à la longue, un véritable jardin. Bouddha, par contre, serein, fondu dans l’Immuable, était d’une neutralité tout à fait remarquable. Les lamas tibétains invoquaient les esprits bénéfiques pour que vienne enfin, dans le coeur des hommes, l’amour nécessaire pour à leur tour donner naissance au monde nouveau. Krishna, quant à lui, faisait du porte à porte avec les témoins de Jéhovah en chantant des chansons de Noël.

            Les héros Persée, Thésée, Héraklès, et surtout Samson, menant sa petite gang de prophètes bibliques un peu contestataires et souvent de mauvaise humeur, tous les saints et les boddhisvattas se trouvant parmi les bienheureux, étaient quant à eux plutôt inquiets, et ne voyaient pas toute cette histoire d’un bon oeil. En fait, ils ne prenaient ni pour les hommes, desquels ils s’étaient un peu détachés après des siècles de déceptions terrestres et de béatitudes célestes (ce qui constituait en eux un léger contraste qui était difficile à pallier), ni pour les Dieux, qu’ils pensaient encore plus nonchalants et excessifs qu’eux. Qui préférer entre le maître omnipotent, exercant une justice sans merci, ou son esclave malcommode et profiteur? Après tout, les hommes avaient presque vidé les mers des sirènes, les rivières et les fontaines des nymphes. Ils avaient éliminé les centaures des forêts, les sphinges des déserts, les héros des grandes plaines et des villes, les aigles du ciel, les traces divines de la terre, la magie de leur propre coeur.

            Il ne restait plus, en fait, que des traces du divin évaporé dans un autre ciel que le leur, sur une autre colline, une autre montagne que l’Olympe, car l’Olympe était maintenant habité par nul autre que des hommes.

            Mais ces empreintes du divin qui s’étaient dissipées chez l’homme, cette absence de sacré, tout cela venait -au grand malheur d’Hadès, qui avait le nez sensible d’avoir reniflé trop de soufre- avec une énorme et impossible senteur d’écurie. On pensait qu’Héraklès pourrait peut-être se porter volontaire pour aller y mettre un peu de sent-bon, ou encore, nettoyer le tout, comme il l’avait fait pour les Écuries d’Augias, en détournant quelques petits cours d’eau.  Mais il n’était pas de bonne humeur, et quand c’était le cas, on préférait le laisser tranquille, de peur qu’il ne commette un meurtre du type: celui qu’il avait commis avec sa belle-famille et pour lequel il avait dû effectuer plus de douze travaux, et non des moindres. On ne savait jamais avec lui; il était de nature plutôt nerveuse.

            Le retour des monstres, en ces temps obscurs, était donc désiré. Le tout pour ramener l’ordre perdu... et passé date -en ce jourd’hui, en état de pourriture impossible. La tête des hommes, où fleurissait autrefois le lotus, septième chakra, était maintenant totalement pollué de désirs et de mauvaises intentions. Ces derniers, faute de faire assez de yoga, qui était reconnu pour la création de poils corporels, commençaient donc à faire de la calvitie, mais cela ne changeait pas vraiment la nature des choses, et pouvait même empirer l’état du chakra. Bien sûr, cela rendait Hadès content car il se liguait d’amitié (dans le mauvais sens du terme) avec de plus en plus d’hommes, et cela engraissait l’enfer. Mais Zeus en avait assez de perdre des adeptes; il préférait quant à lui les voir s’asseoir à ses côtés pour entendre ses grands discours et sermons finement ciselés que de les voir brûler dans les confins infernaux.

            Après tout, Zeus avait constamment besoin d’un nouvel auditoire, car les nouveaux arrivés se lassaient vite de tant de perfection, et désiraient garder un peu d’amour propre, donc finissaient par éviter, par toutes sortes d’excuses, ses soirées de discours. En effet, à part quelques esprits purs, la plupart des hommes qui pénétraient la salle de réception où le grand boss sous Dieu faisait ses sermons, ceux-ci ayant le coeur à moitié rongé par l’amour de soi, la vanité, la sottise, finissaient par se dire qu’il valait mieux rester seul que de se noyer, submergé par la suprême volonté divine à chaque mot prononcé.

            Seuls les anges pouvaient le tolérer, et c’est bien ce qui faisait leur gloire. Nus dans la lumière, ils chantaient leur chanson, qui n’était qu’un reflet de la gloire divine.

            Mais revenons à nos moutons.  L’agneau avait déja été sacrifié. C’était le temps maintenant de rendre des comptes.

L’angélus commença à sonner et Zeus demanda qu’on relâche les sauterelles et les chevaux blindés de fer qui crachaient du feu. Mais avant, il demanda qu’on sorte les quatre cavaliers, ultimes et implacables. Il les gardait pour la toute fin, mais se disait que mieux valait commencer par le meilleur, question de «faire spécial».

            Alors, les cavaliers de l’apocalypse firent leur apparition à New York, New Delhi, Rome, Tokyo, Ottawa, Tombouctou, en paradant fièrement, à une heure bien peu probable qui les fit confondre avec des costumes d’Halloween. Les hommes, pourtant, ne les reconnurent pas, à part le cavalier vert, qui était un peu louche. Mais on finit par se dire qu’il avait trop fêté la veille. Surprise générale, personne ne réagit. Les hommes continuaient à vivre comme si de rien était, en oubliant de se mettre à l’abri, et encore plus, de s’aimer les uns les autres, en continuant à perforer des trous pour le fracking et à vendre des poutines à la partie de baseball.

 

 

*

 

 

APOCALYPSE TAKE TWO

-Shit, nota Zeus. En effet, on a oublié toute cette histoire de trompettes et de sceaux. Il vaut mieux recommencer par le début, annonça-t-il à sa troupe divine qui était plantée sur le toît du monde pour l’occasion. Ils sont attachés à ces choses-là, vous savez. C’est compréhensible. Il n’y a qu’une fin du monde, on veut que ce soit la bonne.

Hadès, qui avait le sourire noir mais très facile, rit comme une hyène en faisant des sons grotesques.

Arès se frottait les mains. Aphrodite, qui était plutôt aguicheuse, collait les plus beaux héros, Thésée, Hercule, et même Apollon, dont les muscles et le poil ressortaient de son armure dorée aux gorgones et femmes nues gravées.

-Bon, on recommence. Apocalypse take two. À vos marques, prêt, partez.

Le coup de fusil annonça un groupe de joueurs de cornemuses, qui à son tour céda la place à un petit air d’accordéon, qui finalement, devait annoncer la trompette. Finalement, la trompette se fit entendre. Mais enfin, ce n’était pas ce son de trompette de terreur, de justice, que tous attendaient. Plutôt, il s’agissait d’une série de notes d’une grande pureté musicale et empreinte d’une parfaite suavité.

-Quel délice, s’exclama Hera, toute enchantée.

-C’est Miles, nota Orphée. Il ne faut pas s’en étonner.

Zeus était très satisfait de cette exquise performance de son ami Miles à un moment si important.

-Bah, vous savez, depuis le temps qu’il se pratique, indiqua Zeus, avec un petit sourire suggérant qu’il était responsable de la chose.

Le maître du monde sous Dieu, qui avait mangé un peu trop de canapés et bu de cocktails, décida ensuite d’aller faire un petit somme, et de laisser les Dieux s’amuser un peu à faire des alliances, des enfants, la guerre, ou tramer contre lui. Cela faisait partie du jeu et c’était nécessaire pour qu’il y ait une intrigue.

            Car tous savaient bien que tout ce qui se passait dans le ciel était écrit sur les pages de l’Éternité, épopées que les hommes survivants, mais surtout, les Dieux, liraient pendant des millénaires avec un grand intérêt et une passion certaine, souvent même une dévotion totale.

 

 

*

 

PROMÉTHÉE, CHICKEN SHIT

            Au creux de sa forêt toujours désenchantée, où il aimait bien se balader et jeter la folie aux petites bêtes avec ses bacchantes, Bacchus entendit un son grave de trompette, suivi de quelques notes tout à fait exquises. Bien sûr, tout en rendant complètement aliéné un écureuil, il réalisait ce qui se passait, étant au courant de l’affaire et de ce qui se déroulait «en haut», sur le rouleau de l’Éternité.

            Or, Bacchus manifestait un amour inconditionnel pour l’humanité et il ne désirait pas exactement la chute des hommes, encore moins leur extermination. En fait, ceci était un peu lié au fait qu’il avait investi dans une compagnie de Scotch Whisky d’Édinburg, et il ne désirait pas vraiment voir baisser la valeur ses parts qui avaient tant augmenté depuis quelques années, avec la crise économique. D’autant plus qu’il avait passé plusieurs longs séjours à l’hôpital psychiatrique, où il s’était fait des hommes plusieurs bons chums. En fait, l’homme était devenu pour lui comme une béquille, qui l’empêchait de tomber quand il prenait un coup de trop ou quand il avait une crise de folie.

            Sa meilleure amie Démeter était également aussi résolue à empêcher cette extermination, qu’elle croyait inutile et gratuite. Ce n’était pas qu’elle avait beaucoup de caractère, mais cela était surtout dû au fait qu’en fidèle amante de Bacchus, elle le suivait partout, et de même, dans toutes ses grandes et petites entreprises. Si celui-ci allait se coucher, elle faisait de même; quand il se mouchait, elle prenait elle aussi une feuille de vigne pour nettoyer son nez. Mais la véritable raison était surtout qu’en réalité, elle était la plupart du temps complètement saoule et incapable de prendre une décision éclairée sans Bacchus, qui malgré sa grande consommation, tolérait mieux l’alcool. Donc, elle comptait un peu sur lui pour qu’il l’aide à tenir sur ses quatre pattes et pour la guider dans cet étrange rêve, cette nuit en carroussel, où elle vivait de façon quasi permanente, en état végétal, comme le produit qu’elle représentait si parfaitement en déesse de l’agriculture.

            Mais si les deux Dieux chéris des hommes, Bacchus et Démeter, écartés de l’Olympe, ces chantres et bons vivants, ne désiraient pas la chute de l’homme, ils se rendaient bien compte qu’à deux, ils étaient plutôt impuissants devant l’armée des Dieux et des héros qui allaient livrer la marchandise. Il leur fallait un champion; au moins gagner un ou deux autres sympathisants à leur cause, afin de rallier les hommes.

-Je sais! clâma Bacchus. Nous irons voir mon ami Prom.

            Même s’il était différent depuis sa grande dépression des dernières années, qui avaient suivi l’épreuve, Bacchus pensait qu’il pourrait bien, grâce à des tours et propositions audacieuses, arriver à lui tordre le bras. Mais il ne fallait pas tordre trop fort. Prométhée était un être à fleur de peau.

-Pourquoi moi? demanda Prométhée. Vous savez ce qui m’est arrivé. Pourquoi moi?

-Eh bien, répondit Bacchus. Tu as si souvent championné la cause des hommes, et tu l’as fait d’une façon si détachée, en leur apportant le feu, sans quoi ils n’auraient jamais pu se développer et en arriver là. Penses-y. C’est bien grâce à toi s’ils ont les tanks, le poêle à gas et la bombe atomique.

-Vous pouvez pas aller trouver quelqu’un d’autre? Peut-être Aphrodite? Ou pourquoi pas Anchise?

-Allons, c’est un vieillard, répondit Démeter. Chicken shit.

-Come on, insista Bacchus.

-Prométhée, continua Démeter. Si tu acceptes d’entrer dans les rangs, je te ferai un petit strip quand tu viendras nous voir à la campagne.

-Euh... Quoi? Après quoi il y eut un long silence, suivi de... Oui?

-Promis.

Prométhée, qui avait un faible pour les femmes, et particulièrement pour Démeter et les autres déesses peuplant l’Olympe, qui étaient particulièrement authentiques dans leur beauté naturelle, et avaient un je ne sais quoi de plutôt érotique, prit un air tout tout d’un coup plutôt fier.

-Ok. Si tu promets.

-Je promets, dit Démeter. Sale porc va.

-Bon. Voilà une chose de réglée, renchérit Bacchus. Maintenant, il nous en faudrait aussi un(e) autre.

            L’autre était bien sûr nulle autre qu’Aphrodite. On savait toujours où la trouver, car elle passait la majorité de son temps diurne dans son petit salon de maquillage et de coiffure que lui avait fait Hephaïstos de fer forgé peint en rose et en turquoise, de fresques des anciens artisans de style Pompéii. Son temps nocturne, elle le passait dans sa petite chambre de princesse, toujours accompagnée d’un(e) ou deux jolis (es) hommes ou demoiselles légèrement habillé(e)s.

            Mais la déesse du sexe et de l’amour était plutôt désenchantée depuis que sa diète spéciale à 100 calories par jour ne semblait pas lui faire perdre le surplus qu’elle avait dans les hanches, même si de l’opinion public général et même de l’opinion des spécialistes américains, elle avait sûrement les plus belles hanches de l’Olympe et même nettement au dessus des cent plus belles femmes terrestres.

            Ceci dit, Aphrodite était en train de se maquiller quand les deux intrus entrèrent dans son salon céleste. Elle les vit dans la réflexion de son miroir de marbre aux teintes fuschia.

-Qu’est-ce que vous voulez, les crottés, demanda-t-elle de façon nonchalante et sans poser véritablement la question. J’ai l’impression que c’est pas beau beau-beau, si je me fie à vos faces suppliantes.

-Bah, dit Bacchus, c’est une petite histoire qui nous tracasse un peu. Tu sais my darling, nous autres, on voyait ça plutôt cool entre l’homme et les Dieux; genre camping en nature, les scouts, le rock n’ roll, le sexe libre, le libre arbitre, boisson-drogues, etc. Pis là, vous autres, vous voulez les exterminer, comme une ruche de guêpes. On trouvait pas que c’était tout à fait sympathique.

-Ah, ça, il faudrait que tu parles à Zeus. C’est lui qui organise le party.

-Ouin, mais il a pas mal fait son idée, non? La trompette a déja retenti... Le show est donc commencé et je pense qu’il veut plutôt créer de la discordre qu’une véritable solution.

-Il sait ce qu’il fait...

-Comme on, la belle! continua Bacchus, On a juste besoin d’un peu d’encouragement. Tu sais, l’homme, il a peut-être anéanti des millions de créatures vivantes, pollué l’eau et l’air, peuplé presque tous les espaces habitables, se multipliant comme des moustiques... Mais nous autres, on l’aime bien.

-Ouin, je comprends ce que tu veux dire, se repentit Aphrodite, en défaisant ses bigoudis. Mais l’homme est un peu comme à un point de non-retour, vous pensez pas? Vous pensez pas vraiment qu’il y a de l’espoir? dit-elle, sceptique. Vous planifiez faire quoi au juste, demanda-t-elle?

-Il suffit d’un peu d’imagination, répondit Bacchus. J’ai pensé qu’on pourrait commencer par aller voir mes amis de la Terre. Je pensais particulièrement à mes amis de Victo.

 

 

*

 

RODGE LE GARAGISTE

            Rodge, dans son garage, finissait de poser le quatrième pneu d’été de madame Gratton. C’était pourtant seulement le début de la journée et il en avait déja posé 23.

-Heille Fernando, t’irais pas me chercher un coke ou un doctor pepper dans la shoppe?

-Yes sir, répliqua Fernando, qui pratiquait son anglais depuis qu’il était arrivé à Victoriaville, de son Tampa natal.

Fernando se précipita immédiatement dans la shoppe, pour y revenir avec deux cokes. Il en ouvrit une cannette et la passa à Rodge, puis ouvrit la sienne.

-Merci chum! Je le mettrai sur ton tab.

-No problem, Rodgér. Oui, Rodge, no problémo.

            Il y avait tellement de Québécois en Floride, difficile pour Fernando, qui était Latino, de pratiquer sa deuxième langue, qui était l’anglais. Né dans un des plus beaux ghettos de l’État, infesté de touristes et de requins, sa première langue, bien sûr, était l’espagnol. Pas l’espagnol de l’Espagne, ni l’espagnol de l’Amérique du Sud. Non, plutôt l’espagnol tordu et éméché des States. Il en était fier et portait un veston en cuir noir avec un écusson kitsch sur lequel il était écrit: « Florida My Love». Parmi ses tatoos, on retrouvait sur son torse celui d’un tournevis sur lequel était écrit Maria, ainsi qu’un iguane rouge se mordant la queue dans une explosion d’enfer, qui faisait le tour de son mollet au poil rude et épais.

            C’était vendredi. Il faisait une chaleur d’environ 25 degrés. Le ciel était bleu. Limpide, même. Pas de Dieu, de Vérité, d’absolu, ni même en fait d’apocalypse à l’horizon, à part dans le film américain jouant à la télé du garage.

Rodge regarda au loin, siffla deux coups en mettant ses doigts pleins d’huile dans la bouche.

-Heille Arlette! C’est Arlette, dit-il. Je la connais du secondaire. On sortait ensemble quand j’avais quinze ans.

-Arlette, répéta Fernando, habitué au bruit des perroquets. Si, Arletta.

- On est sorti ensemble deux fois, pis après ça elle m’a trompé. Tu sais, Fernando, c’est comme ça à Victo. Les femmes, on peut pas leur faire confiance icitte.

-Si, same thing in Tampa. Las Mujeres, they love to be admired and everything but then, they stab you in le coraçon.

-Je sais pas c’est quoi le coraçon mais je vais pas imaginer trop loin. En tout cas. Heille Fernando. Tu sais pourquoi Dieu a créé la femme?

-No, perché?

-y se sentait seul, y’avait besoin de mettre le yâble dans’ place!

Fernando rit jaune, un peu incertain de ce dont il rit exactement.

-Si. Es la verdad. Mais tu sais, il faut pas rire de ces choses là amigo. Woman is also la creation de Dios.

-Ben oui mon gros. On sait qu’aux States, vous niaisez pas avec ça, pis encore moins vous autres, les Latinos. Bon, Fernando, t’irais ti me chercher ma sandwich avec la bouteille de ketchup dans le fridge du haut? Tu peux prendre la jarre de pickles aussi si tu veux. On jasera ensemble des femmes avec le ventre plein!

-Si senor! Y la pelicula à la télévisione semble muy bien, ajouta Fernando en s’intéressant au film de catastrophe.

- C’est toujours la même chose avec les Américains. Il semble qu’ils vivent l’Apocalypse à chaque jour. Comprends-tu ça, toé, Fernando?

-No Senor! Vero Rodger. Vero!

            Et pourtant, en ce jourd’hui, Fernando et Rodge, comme la plupart des habitants de la Terre ne pouvaient savoir, hormis cet espèce de son suave que tous avaient entendu et qui ressemblait à du Miles Davis projeté d’un haut parleur céleste, que c’était l’Apocalypse. Bien sûr, ça ne se ferait pas en une nuit. Peut-être même pas en deux ou trois. Et ça ne se passerait pas exactement comme cela se passe habituellement dans un film américain. Il n’y avait pas vraiment d’histoire parfaite, léchée, héroïque. Ça prendrait peut-être plutôt quelque chose comme dix ans, comme la Guerre de Troie. Peut-être plus, même. Car quand les Dieux s’amusent avec les hommes, c’est comme quand un chat s’amuse avec une souris. Ils prennent tout leur temps, ils aiment faire durer le plaisir.

            En fait, sans le savoir, Rodge et Fernando se trouvaient à l’endroit qui deviendrait, par la force des choses, l’épicentre de l’apocalypse elle-même, nulle autre que la petite ville de Victo.

*

VICTO, NOMBRIL DU MONDE

            Ce n’était pas que la ville de Victo était particulièrement importante dans l’histoire de l’humanité, ni en fait dans aucune histoire. Mais d’une autre façon, elle l’était. Bien sûr, ç’aurait bien pu être Drummondville ou Rigaud ou n’importe quelle autre ville ou village dans ces environs. Mais en réalité, les Dieux avaient décidé depuis longtemps que l’épicentre se trouverait à Victo, et bien sûr, au Canada, car les Canadiens, trouvaient-ils, écoutent davantage; ils sont très obéissants et fidèles, se disaient-ils. Et c’est là qu’ils pensaient trouver peut-être une bonne partie des 144,000 sauvés. Donc Victo, au fait, n’était rien d’autre que le centre spirituel du monde, du moins dans l’état où se trouvait la spiritualité en ce moment sur cette planète Terre. Car Victoriaville n’était nulle autre que l’Omphalos, le nombril de cette petite planète. Et comme l’homme ne pèche que par son nombril, c’est là que la pêche devait avoir lieu.

            Cinq pains et deux poissons multipliés. Si les cinq pains signifiait la grâce divine, les deux poissons ne signifiaient rien d’autre que l’espèce humaine. En effet, deux poissons, c’était bien les hommes. Les deux pieds (les deux poissons étant symbole des pieds, en particulier ceux du Fils de l’homme marchant sur l’eau), la dualité de l’homme, l’odeur de vieux poisson qu’il dégageait de ses mauvaises actions et intentions, tout, tout représentait l’homme dans ce miracle. Et Jésus en fait, par son miracle et par sa vie, nous disait de nous reproduire, mais de faire attention à bien se laver les pieds.

            Mais cela, Victo l’avait définitivement compris, et utilisait le meilleur savon du monde civilisé, sachant que le savon était dans la vie, une des choses les plus cruciales et spirituelles, avec bien sûr, l’odeur de rosée dans la salle de bain. Ils allaient à la messe à chaque dimanche, sauf les quelques débauchés qui préféraient la regarder à la télévision, en buvant une petite frette. Non, définitivement, Victoriaville était LA fidèle, un peu comme l’agneau dans la meute de loups.

            Rodge buvait son coke bien tranquillement, quand la station de télé changea subitement.

-Bon, je pense qu’on a perdu la station, grincha-t-il. Non, attends, c’est des nouvelles spéciales.

Il monta le son.

-Ils annoncent peut-être une tempête de neige. Depuis qu’il a neigé sur les pyramides, tu sais, on peut s’attendre à un blizzard au mois de juin.

-Si Senor, renchérit Fernando. La neige au mois de juin!

-Attention, ils commencent.

«Nouvelles spéciales. Depuis qu’un son de trompette a retenti, de nombreuses catastrophes naturelles frappent la Terre de façon qu’on dirait presque programmée. Il nous semble qu’il est impossible, selon toutes les probabilités des plus savants mathématiciens, qu’il ne s’agisse pas de la fin du monde.»

-Bon, grogna Rodge. Il manquait plus que  ça. Ils auraient pas pu le programmer un lundi ou un mardi? Mais non, ils programment ça un vendredi, alors qu’on a déja notre semaine dans le corps pis qu’on pense juste aller se relaxer pis se griller le bedon au chalet. Bonté Divine!

Fernando, quant à lui, était bouche-bée.

-Maria. La... fine del mundo? Ma, es terribile!

-Ben non, ben non. C’est comme la météo tout ça. La plupart du temps, ils sont dans le champs. J’ai vu un documentaire là-dessus; ils disent que tout ceux qui ont prédit la fin du monde, depuis le début du monde, se sont trompés. En fait, ce n’avait pas été la fin du monde à aucun de ces temps; je l’ai lu dans un rapport spécial.

-Ma... ça pourrait être ahora!!!

-Ben non, manana, manana... Tu verras, tu seras encore icitte demain matin. Ils l’ont dit pour les Incas, ou les Mayas Machins, tu t’en rappelles? dit-il nerveusement. Pis bien sûr, c’est jamais arrivé. Tu sais, les hommes, c’est ben bon pour calculer, mais pas le nombre d’années qu’il nous reste à vivre! Ça, c’est pas écrit dans l’ciment du ciel!

Fernando, quant à lui, se mit à chanter, d’une voix haute et très sincère.

-A-ve Marrrri-i-a.

-Allons, du calme Fernando.

-Gra-ti-ia Ple-e-na.

-Ok, réveille-toé astheure Fernando. On a de l’ouvrage à faire avant d’aller à la messe.

-Si senor. C’est toi le patron’.

-Non, c’est pas moi ton patron, c’est ton boss dans le ciel. Mais tu vois, aujourd’hui, y’a même pas de nuages. Alors comment tu veux qu’on vive l’apocalypse quand il fait un beau soleil de même. Allons, relaxe mon amigo, pis vas te chercher un p’tit doctor pepper dans le frigo. Y’a tellement de sucre là-dedans; ça te calmera. C’est pas l’apocalypse maintenant, comme ça le sera pas demain, ni après demain. Juste un beau soleil pour se la couler douce. Allez mon chum, reprends ton sang chaud de latino. Tout ça, c’est écrit dans la météo. Regarde le ciel: c’est un beau vendredi étincelant du mois de juin sur la Terre.

            Fernando, toujours les nerfs à vif et une petite larme coulant sur le bord de sa joue, ouvrit sa cannette et commença à sirotter son doctor pepper en silence.

 

 

*

 

LA FIN APRÈS LA FIN

            L’apocalypse, ça peut nous prendre à tout moment. Ça vient quand on regarde pas, ou quand on regarde ailleurs. Quand on se mouche ou qu’on fait la vaisselle, pas quand on regarde un film de cul, car on s’y attendrait trop. Ça serait trop évident. L’apocalypse, ça vient en fait à la toute fin. Pas celle que l’on croit mais l’autre. Ça vient quand on ne l’attend plus. La fin après la fin. Qui vient avant le début.

            Et c’est là où ça diffère un peu des films américains. Dans les films, tout le monde est en dehors de la game, et cherche pourtant à l’empêcher. Dans la réalité des choses, les gens y participent même plutôt, malgré eux. Ils font donc plutôt partie du problème; ce sont eux qui la créent. Ce ne sont pas les Dieux dans le Ciel mais bien le Dieu en nous.

            Mais la mascarade avait bel et bien commencé, et Victo, comme toutes les grandes et petites villes du monde, en sentaient déja les effets. On avait déja décacheté deux sceaux à la télévision.  Bien sûr, tout ne se passait pas nécessairement dans l’ordre annoncé, mais en fait, tout avait encore plus de sens. Zeus et sa gang, en fait, improvisaient. Il n’y avait pas de règle; juste celle de dépasser, justement, les règles posées par les anciennes catastrophes. Voila qui était amusant.

Bien sûr, les dieux se faisaient un fun noir, mais Bacchus et Démeter commençaient à désespérer, voire à déprimer. Ils avaient décidé d’aller, avec un six pack, dans un parc de Victo, le long de la rivière Nicolet.

-Côline de bine, sacrait Bacchus, en se grattant les sous-bras d’où pendaient quelques raisins à demi-dégonflés. Alors c’est la fin...

-Oui, semble-t-il, ajouta Démeter, totalement brûlée par le joint qu’elle s’était grillée toute seule il y a quelques minutes. Bacchus, en fait, ne fumait pas beaucoup. Ça le faisait badtripper un peu, beaucoup, passionnément... à la folie. La bière, en fait, lui allait mieux.

-Allons, décourages-toi pas, mon vieux, s’exclama Démeter. Je suis sûr que t’as pas dit ton dernier mot!

-Mon dernier mal tu veux dire. Ben non, justement, je sais pu quoi faire maintenant. Je pensais que les hommes réagiraient, mais ils semblent aussi découragés que moi. Tout le monde reste encabanné.

-Allons, dit Déméter. Es-tu sûr que tu as tout essayé? Il me semble que tu as oublié une chose.

-Ben, j’ai essayé d’en convaincre quelques uns de rejoindre notre gang, et des croyants en plus, et ils nous ont dit de ne pas blaguer avec ça. Ils ont même appelé la police. Je ne sais plus quoi faire maintenant.

-Mais es-tu vraiment sûr d’avoir tout essayé?

-Coudonc, toi, on dirait que t’as quelque chose dans le crâne! Peut-être est-ce des céréales, blagua-t-il de la déesse de l’agriculture.

-Quelque chose comme une idée en or, confirma la déesse.

-Alors?...

Elle lui chuchota quelques mots à l’oreille. Bacchus bondit comme un cheval piaffant. Il se leva en chantant et tout en prenant sa Déméter sous son bras vigneron, il commença à gambader parmi les rues vides du centre-ville de la plus belle ville du monde, direction, sans même le savoir, du Garage Rodge.

            Bon c’était le temps de la fermeture. Rodge et son nouvel assistant temporaire, Fernando, avaient placé une cinquantaine de pneus d’été à de vieux chars rouillés, d’autres de belles pétasses. Il commençait à être l’heure de se retrouver devant sa bière.

-Ok, chum, je te remercie d’être resté jusqu’à la fin. Après les derniers développements qu’on a entendus ces dernières heures, faut croire qu’on reviendra pas lundi... T’avais raison après tout. Mais il fallait donner notre maximum. On a fait ce qu’on a pu. Peut-être que de fixer des pneus ne change pas le monde, mais nous, au moins, on s’est changé les idées.

-Si senor. Dios be with you, prêcha-t-il.

-Attendez, les gars, clâma Démeter, en entrant dans la shoppe déguisée en Arlette, comme les Dieux aimaient bien prendre des costumes terrestres.

-C’est fermé, prononça Rodge. Même pour toi, Arlette. C’est fini maintenant.

-Oui, c’est fini, c’est fini. C’est ça que vous dites tous. Vous vous êtes pas vu la fraise? Allons, un peu de courage. On va pas se laisser manger la laine sur le dos comme ça. Come on! C’est pas le vieux Rodge que j’ai connu à l’école, pimpant et pétant à frette! Euh... dit elle enfin, un peu gênée.

euh... J’ai eu une idée.

-What?! cria Fernando d’une voix aigüe?

-Ben oui, une idée.

-Allez-y ma belle porsche. What’s the idea, demanda Rodge?

-Une pétition.

-Une pétition? s’exclamèrent-ils tous les deux.

-Ouais, une pétition, répéta Démeter déguisée en Arlette.

-Quessé ça?

-Ben, c’est notre opinion. Je sens qu’il y a des pouvoirs d’ailleurs qui sont impliqués astheure. Si on leur démontrait qu’on avait des bonnes intentions, finalement, qu’on serait prêts à changer. Si on avait assez de voix... peut-être que ceux ou celui d’en haut serait prêt(s) à changer d’avis... et à reconsidérer.

-Tu crois? demanda Rodge. Mais là, je suis un peu fatigué. Puis on sait même pas si on sera là demain. Opinion. Opinion. Je sais même pas c’est quoi mon opinion. Peut-être qu’ils ont raison, après tout. Mais nous, à Victo, on était tellement... écolos! dit-il en essuyant une petite larme.

-Allons, mes amis, reprit Démeter... Allez vous coucher, levez vous demain à l’heure que vous voudrez. Faites la grasse matinée. Faites vos prières. Prenez un bon bain. Faites l’amour. Faites-vous une liste des dix dernières choses que vous aimeriez faire dans votre vie, juste au cas où. Puis, demain soir, à las ochas heure de l’Est, on se rencontre ici, dans le creux de la shoppe du Garage Rodge. On aura un petit meeting entre nous.

 

 

*

 

LE DÉBUT DU FUN NOIR

            Pendant ce temps, les Dieux se faisaient toujours un plaisir d’enfer à écraser des fourmis (façon polie de dire que les hommes sont de la vermine) et à créer des tremblements de terre pour qu’elles tombent dans les craques du monde.

-Ah ah! Tu l’as vu celle-là? cria Arès.

-C’est rien, ça, prends ça! clâma Poseidon, en déclenchant une tornade, aidé d’Éole en arrière plan.

-Wo’ man, renchérit Cupidon, qui tout d’un coup trouvait ce renversement de situation tout à fait amusant. Bien sûr, il était encore jeune alors il fallait bien le lui pardonner.

-Heille, t’auras pas une cigarette, une gomme, quequ’ chose? demanda Apollon, qui voulait changer un peu son attitude rangée qu’il avait à l’habitude, voyant l’atmosphère de party.

-C’est ma dernière, la veux-tu? dit Hermès.

-Thanx chum.

-Pas de quoi.

Les dieux s’étaient patentés un écran en Olympe, pour mieux voir la game, et s’étaient fait des wings et du popcorn sucré, qu’ils mangaient en buvant de la 50. L’ambroisie, ça, c’était juste pour les cérémonies spéciales. En Olympe, règle générale, on buvait de la 50. Orphée avait sorti sa guitare et ils jammaient ensemble en chantant des chansons de Cabrel.

            Après tout, ils étaient plutôt nostalgiques. Ça leur rappelait tant de souvenirs de la Guerre de Troie, assurément, mais aussi des guerres médiques, guerres entre les Grecs et les Perses, guerres de sécession, guerre de Trente ans, de Sept ans, croisades, guerres de colonisation et d’occupation, Ière et IIème Guerres Mondiales, guerre en Yougoslavie, Guerre en Irak, Guerre en Afghanistan, la Guerre des Tuques, pour n’en nommer que quelques unes. Mais leurs préférées étaient les guerres économiques. Là, ils pouvaient jouer à massacrer les hommes sans même que cela se sache que c’était eux qui le faisaient.

            Or, disons-le, maintenant, c’était l’ultime dessert. Un peu comme une coupe Stanley pour un joueur des ligues mineures. Des enfants devant Star Wars. La danse des étoiles. La folie pure et dure, quoi.

            Maintenant, les trompettes sonnaient à chaque période et les sceaux s’ouvraient comme pour dire le score. Et bien sûr, c’était partie gagnée par en haut et perdue par en bas. Raison pour laquelle Hadès était un peu triste, car il perdait ce faisant un peu son royaume, mais gagnait à la fois beaucoup d’abonnés. Un peu déchiré il était, en fait. Mais tout n’arrêtait pas. Esclafffements, rires, applaudissements, éclats. Trompettes et tubas, jazz bands, guitare électrique, musique électronique, fusion, musique mexicaine avec sombreros, jeux de Risk et de Axes et alliés tout à la fois, redéfinis et redécouverts à la puissance 10, et bientôt à la puissance 100, à la puissance 1000. Le tout couronné de températures extrêmes; parfois, le soleil menaçant brûlant les champs, d’autres fois les pluies à faire surgir les marées; souvent, le froid, polaire, pour glacer les tropiques. Inondations, ouragans, éruptions volcaniques, nommez-les. Sans parler des Titans, qui étaient maintenant sortis du Tartare et envahissaient les villes; et les armées des hommes s’affrontant, les unes contre les autres, dans un grand tintammare et massacre. Oeil pour oeil, dent pour dent. La lumière giclait de toutes parts d’en haut, et les ténèbres sortaient des enfers, comme des monstres sans limites. Hécatonchires détruisaient les villes, Cerbère cherchait son nonosse dans le corps des hommes, Zeus jetait ses éclairs au chocolat sur la patinoire, Neptune ses calmars, au grand hurlement des spectacteurs. La bataille était prise et n’était pas prête à se calmer.

            Et pour mettre davantage de caramel et de cerises sur le sundae, simplement pour rire, les Dieux faisaient alors tomber une petite bruine de printemps, par pure dérision.

Jamais on aura tant vu tant de hargne, tant d’ignorance, tant de sang, de sacrifice, de mépris, de passion, depuis le début des temps –même pendant les éliminatoires Canadien-Boston, qui avaient toujours été plutôt coriaces - jusqu’à ce jour d’hui sur la petite planète Terre.

 

 

*

 

ALEXIS KROUCHNOV:

LA NAISSANCE D’UN CHAMPION

            Il était né parmi les hommes qui vivaient dans l’ombre mais était remonté à la surface par sa propre vertu. Fils d’un russe-italien, Nicolas Ciccone, qui avait changé son nom à Krouchnov à l’époque communiste, et d’une descendante de la dynastie impériale russe, Ana de Leningrad, Alexis Krouchnov de Saint-Petersbourg avait une voix en or et un buste fier, comme les ont le plus souvent les enfants des lignées royales. Bon en tout, il excellait particulièrement dans l’art de convaincre, et celui d’embrasser, de séduire. Sourieur hors-pair, il ne manigançait que lorsque tous les partis, quoique leurs intentions, pouvaient être gagnants de ses plans altruistes.

            Or vint le temps où l’eau de la mer Noire augmenta, et coula le long des vallées jusqu’à la ville de Saint-Petersbourg, où Alexis, qui était alors à l’Université de la ville en Droit, comme sa mère, étudiait. La ville était si inondée que les Russes se prenaient pour des Italiens de Venise, et se promenaient en gondole, ce qui charma Alexis, dont son père lui avait longtemps parlé de ce pays enchanteur qu’était l’Italie, coeur du monde. Enfin, tout ça pour dire qu’Alexis, d’abord seul, puis avec bientôt une nuée de partisans, mena une lutte farouche avec les autorités communistes de la ville pour faire construire un système de canaux, un peu comme la ville italienne, afin qu’on oublie et n’aie plus à vivre le traumatisme de l’inondation annuelle, dûe aux changements climatiques.

            Puis, quand vint le Noël de ses 32 ans, Alexis, qui avait les qualités oratoires de son père, et le génie de sa mère, devint maire de la ville de Saint-Petersbourg en promettant d’élaborer la structure de la ville de façon à en faire une arche gigantesque, espèce de vaisseau géant capable d’affronter toutes les tempêtes et toutes les inondations, façon plutôt originale de contrer le changement climatique. Le projet ne se réalisa jamais, évidemment, mais c’est juste pour dire que le jeune homme, brillant et d’un honnête leadership, se rendit célèbre auprès de la population russe comme un brave homme, audacieux, ayant le courage de ses convictions.

            Quand vint le temps de la première trompette, comme pour tous les grands événements dans l’histoire, tous pouvaient dire ce qu’ils étaient en train de faire, comme durant l’assassinat de JFK, la mort d’Elvis. De la même façon, Alexis se rappelait cette tendre journée du 8 août où il était en train de couper le gazon de la propriété de sa mère à Berlin, une piôle de huit étages et deux-cent fenêtres achetée à rabais après l’effondrement du mur. C’est à ce moment, ce moment précis, entendant les quelques notes incroyablement senties de Miles, dont les albums vinyls avaient résonné pendant toute son enfance dans le salon de demeure familiale, qu’il réalisa une chose: qu’il était bien vivant et que quelque chose était sur le point d’arriver. Et il prendrait n’importe quel signe comme une demande personnelle de s’impliquer dans la cause. Ainsi, les saisons passèrent et les trompettes se suivirent; les sceaux furent décachetés. Inondations après inondations saccageaient les récoltes; des typhons détruisaient les maisons; la guerre également se pointait le nez jusqu’en Russie. Quoi qu’il en soit, Alexis en avait assez de sourire comme un imbécile sans rien faire. Il était maintenant venu le temps d’agir.

            Il prit sa serpe et son marteau et marcha sur la Russie. Le voyant marcher si résolu, les habitants, sans trop comprendre tant de résolution, le suivirent, et ils finirent, sur les routes, à être plusieurs milliers. Puis il fit des discours, convainquit les gens, et bientôt, il fut élu député de la République impériale de Russie. Enfin, pour finir l’histoire en queue de poisson, car nous avons déja vu que le poisson était l’une des plus grandes caractéristiques de l’homme, un certain dénommé Rodge de Victoriaville, lisant les journaux dans sa shoppe du centre-ville, lui envoya une pétition contre la fin du monde. Alexis décacheta la lettre et découvrit la pétition: «Pour l’homme, contre la fin du monde».

            Enfin, Alexis embrassa la cause et prit un billet d’avion pour Victo. De là, rencontrant le vieux garagiste un peu grossier, ils planifièrent une stratégie et un plan d’action pour rallier de plus en plus d’individus à leur cause. De retour à Moscou, Alexis appela tous les hommes importants, députés, chefs d’état, hommes publics, artistes, qu’il connaissait, pour partager son plan.      

            Quoi qu’il en soit, pour faire une histoire courte, la résistance était commencée. La rencontre, tout aussi improbable que catharthique, de ces deux personnages curieux, Rodge et Alexis, devra probablement déclencher la plus grande résistance humaine aux dieux de l’histoire de l’humanité.

 

 

*

 

UNE LETTRE DU FILS

            Pendant que les Dieux s’amusaient toujours avec leur écran géant, sur Terre, apparaissaient toutes sortes de prophéties de la fin des temps, prédisant un grand changement dans les événements. Un cubain, Pedro, avait reçu une vision de la Trinité, qui lui était apparue et avait proclamé qu’«un concile à Varadero unira le Ciel et l’Homme». La pythie, calme depuis quelque 2000 ans, était ressuscitée des morts dans l’antique ville de Delphes en ruines et avait clâmée, avec de grands gestes grotesques et des sons bizarres: «Alexis le Grand rencontrera le Grand Raoul.»

            En Olympe, un petit messager ailé et le cul à l’air arriva comme une mouche, essouflé, et se posa devant Zeus, qui était maintenant parmi les Dieux. Zeus, un peu surprit, prit la lettre, la décacheta, jeta un regard amusé, et il lit avec un sourire en coin:

«Pétition pour la venue de l’Homme. Contre la fin du monde.

Il y était écrit:

«Par cette présente pétition, nous exigeons, nous les hommes, des négocations entre les hommes et les Dieux concernant la fin du monde et le futur de l’humanité. Bien sûr, nos intentions sont les meilleures, et nous sommes prêts à changer si les demandes ne sont pas trop exigeantes, mais si votre parti ne veut négocier, nous serons obligés d’en venir aux grands moyens.

signé:

Alexis »

-Bon, enfin un peu de présence d’esprit, dit Zeus avec les yeux pétillants. «Un peu d’audace. J’aime» finit-il par dire. Puis, se tournant vers le messager, il lui dit: «Dites à ce petit prétentieux que nous acceptons de négocier, mais moi, je ne descends pas sur terre si ce n’est pas sur une plage avec un petit cocktail.

            Notre seule condition est donc que la rencontre se passe quelque part à Cuba.

Allons, cria Zeus, à toute sa galère, nous partons pour Varadero!

 

 

*

 

LE CIEL EN MONOKINI

            Toute la cour céleste se retrouva donc sur la plage de Varadéro quelques heures plus tard, en bikini, incluant Héraklès qui aimait bien se déguiser en femme et qui le faisait maintenant sans gêne, à la vue et l’appréciation de tous, à part les Russes, un peu fermés sur la chose. Bien sûr, les déesses n’avaient pas opéré un changement drastique de garde-robe pour cette opération balnéaire, s’habillant presque toujours de façon légère. Par contre, Zeus en monokini avait un air plutôt innnocent, mais plein d’humour, il ne se sentait pas pour autant humilié et arborait même, par son amusement, une certaine fierté.

            Tous les chefs d’État, l’air sérieux, arrivaient d’avions privés ou publics. Le pape François, lui, arriva à pied. Il était venu à la nage de sa dernière halte, la Floride, avec quelques membres en moins, la chose étant dûe aux requins et aux méduses infestant le détroit. Raul était déja étendu sur la plage et conversait, cigare en bouche, torse nu, avec quelques autres cubains au visage velu. Les capitalistes américains, eux, n’étaient pas présents pour la rencontre; ils étaient, eux, pour la fin du monde et disaient que c’était dans l’ordre des choses, que ces sales communistes bousillaient toujours le plan divin avec leurs idées de grandeur, et qu’il fallait laisser les choses se passer comme prévu. De plus, il était promis dans les textes sacrés, en particulier l’Apocalypse de Jean, qu’une nouvelle terre et un nouveau ciel descendraient après les événements, et comme on avait fini d’épuiser les ressources terrestres, ils se disaient que c’était plus profitable d’attendre, car ça voulait dire d’autre bois d’oeuvre, d’autre eau à embouteiller (d’ailleurs, l’eau se faisait sale de nos jours, alors un peu de patience ne pourrait faire de tort), plus d’or et de diamants, et bien sûr, surtout, de cet or qu’on disait noir. Contrairement aux films américains, les russes avaient donc le beau rôle dans cette histoire.

            Et c’est là que la prophétie se réalisa. Alors que toute la galère, humaine et divine, était sur la plage, à boire un petit cocktail, arriva un grand homme aux yeux bleus pétillants et aux cheveux blonds-châtains. Il attirait les regards par sa prestance naturelle, son sourire serein, et marcha droit sur Raul. C’était Alexis. Il vint serrer la main du dictateur, achevant ainsi la prophétie. Ensuite, il se présenta à toute la cohorte céleste, avec des saluts dignes d’un demi-dieu. Les chefs d’états se rassemblèrent derrière lui.

Tous s’étendirent sur la plage, les Dieux se mirent en place. C’est alors que les négociations commencèrent.

 

 

*

 

 

 

LE FIASCO DE VARADERO

OU

LA CRISE DES DAIQUIRIS DE CUBA

Alexis ouvrit donc la bouche.

-Depuis un certain temps, les Dieux appliquent un jugement dernier, ce qui veut dire que nous, les hommes, sommes un peu traités comme des insectes à éliminer. Nous désirions que vous cessiez immédiatement ces activités nuisibles vivant à en finir avec l’espèce humaine.

Ce fut le silence dans l’assemblée. Puis un cubain se leva pour demander:

-Qu’avez-vous à dire pour votre défense, Dieux? en fixant Zeus d’un regard interrogateur et honnête.

-Ben, répliqua Zeus, de façon plutôt détachée. On peut bien s’amuser un peu, non? Vous savez, malgré nos fréquents cocktails parties et le sentiment d’extase procuré par le fait d’être au ciel, il nous arrive aussi de nous ennuyer. Et là, au plus grand bonheur de nous tous, vous êtes là.

-Est-ce bien une excuse pour justifier ce massacre? demanda Alexis.

-Non, mais nous sommes divins, après tout. Nous sommes ces énergies qui constituent le Tout, et nous répondons au grand boss.

-Mais nous aussi, nous avons une part de divinité, ajouta Alexis. Nous ne sommes pas parfaits mais nous faisons notre possible avec ce qu’on a. Est-ce que nous pouvons faire mieux? Cela est certain. Il nous faut seulement, par contre, un peu d’aide d’en haut.

-En fait, répliqua Zeus, depuis le début des temps, Dieu vous a donné cette aide. Et nous vous avons toujours manifesté la plus grande compassion, d’après les ordres d’en haut. Le problème, c’est que vous ne nous écoutez pas, vous faites ce que vous voulez. La liberté, c’est ça votre loi. Vous ne respectez pas les autres. Le résultat présent vient donc de l’effet de vos propres actions.

-Alors, nous ne pouvons rien faire? demanda Alexis. Ne pouvons pas nous entendre sur un compromis, une peine allégée?

-Le compromis, c’est que seuls les plus braves de coeur seront sauvés, répliqua Zeus. Et là, je ne parle certainement pas des plus fanatiques, mais des purs, ceux qui ne jugent personne et ne font de mal à personne.

-Alors, pourquoi êtes-vous venus négocier, si vous n’êtes pas prêts à négocier, demanda Alexis.

-Ben, vous savez, répliqua Zeus, c’était une activité à faire pour la soirée. De plus, j’avais bien le goût de voir ce que vous aviez à dire.

À ce moment, le garçon, pris de panique, arriva sur la plage.

-Plus de rhum! cria-t-il. Plus de daiquiris!

En raison des pluies diluviennes, des sécheresses et inondations, il y avait une pénurie de céréales et de fruits, en fait de tout produit d’agriculture. L’alcool, comme chaque produit naturel, se faisait de plus en plus rare. Ce fut ce que plus tard, dans les annales divines, on nommera La crise des daiquiris de Cuba.

-C’est une atrocité, cria Arès.

Ce fut la consternation générale. Les Dieux, qui déja, n’écoutaient pas beaucoup ce qui se passait sur la plage, car ils préféraient plutôt barbotter, faire du snorkling ou jouer à l’ultimate frisby dans l’eau, devinrent tout d’un coup furieux, comme piqués par une mouche, ou peut-être une érynie.

            La bataille commença, ainsi qu’elle se fait chez les Gaulois d’Astérix, pour trouver les derniers fonds de rhum.

-Du rhum! Du rhum! criaient les Dieux.

-Mort aux Dieux! criaient les autres.

Des bouteilles et des chaises se cassèrent sur des têtes, et des hommes furent laissés inconscients sur la plage. À la fin du massacre, comme si ce n’était pas assez, un blizzard se leva. La neige commença à fouetter les visages, dans un immense vortex polaire.

-Bon, c’est beau, les gars, clâma Zeus, toujours en speedo. Je pense que c’est le temps de retourner à la maison.

Les Dieux s’en allèrent donc, suivis des hommes, desespérés.

            La première rencontre avait été un fiasco. Mais la véritable rencontre, la rencontre qui allait mettre fin à beaucoup d’atrocités, celle qui fera des hommes  presque des demi-dieux, devait toujours avoir lieu.

*

 

L’HOMME CONTRE-ATTAQUE

            Victoriaville était une petite ville plutôt simple et tranquille d’environ 45 000 habitants. Située dans la municipalité régionale de comté d’Arthabaska au Québec et plutôt surnommée tout simplement «Victo», la ville, très tôt préoccupée par les questions environnementales urgentes, fut très vite considérée comme le «Berceau du développement durable», du moins d’après Wikipedia.

            Depuis qu’il y avait eu cette première trompette, tous ces sceaux, catastrophes, le monde avait bien changé, mais pas vraiment la petite ville de Victo, qui était demeurée, malgré toutes ces perturbations, à peu près la même. L’inversement des pôles avait refroidi le sud et réchauffé le nord, ce qui veut dire que Victo, dont le garage de Rodge était le centre du monde, appréciait une température et un climat très chauds à l’année longue, hormis bien sûr ces quelques tempêtes de neige du mois de juillet et d’août.

            Le fiasco de Varadero avait été un coup dur pour tout le mouvement anti-fin du monde, mais Alexis et Rodge étaient décidés à poursuivre la démarche. Au ciel, Zeus et les Dieux avaient déclaré un petit cessez-le-feu, question de se reposer un peu de tous ces excès festifs. Les choses s’étaient donc calmées sur Terre et les hommes avaient un peu de répit dans cette histoire infernale; ils en profitèrent pour s’organiser.

            Si bien que quelques semaines plus tard, Zeus reçut une autre lettre dans son Ciel natal.

            Il s’agissait encore une lettre d’Alexis et pourtant Rodge s’était ajouté à l’unique auteur de la lettre première, lui qui habituellement préférait se tenir loin des questions politiques. Il y était écrit, d’une typographie manuelle très honnête:

«Chère divinité de tous noms, tous horizons,

Nous sommes malheureux que cette rencontre de Cuba n’aie pu donner les résultats escomptés ni pour vous, ni pour nous. L’absence de rhum a bien sûr créé un froid, mais nous croyons que les difficultés de nos visions respectives peuvent être surmontées par la négociation et l’écoute attentive.

Je vous prie d’accepter de venir nous trouver à un Concile de rechange, qui devra avoir lieu à Victoriaville, ville où il fait très bon vivre, à une température plus qu’agréable, même en hiver. Nous croyons sincèrement que cette rencontre pourrait créer entre les hommes et les Dieux une alliance qui pourrait durer dans le temps éternel qui nous unit et nous sépare.

Avec grand respect et amitiés

Rodge et Alexis».

            Ce concile, qu’on appela très logiquement «le Concile de Victo», la postérité l’appella «Le grand miracle»; non que les Hommes changèrent de leur propre gré, mais la Vérité se révéla par l’entremise de ce concile de façon à transformer profondément l’espèce humaine de façon durable. Mais cela n’était pas donné à tous.

 

*

 

LE CONCILE DE VICTO

            La septième trompette sonna, d’un son unique cette fois. L’Achéron et le Cocyte, fleuves infernaux, jaillirent sur la Terre et les deux bêtes, le mensonge et l’ignorance, firent surface dans le coeur, la pensée et l’action des hommes. Les coupes furent bues et les 144 000 sauvés, éparpillés sur la surface de la Terre, convergèrent vers Victoriaville.

            Mais le mal était déja fait. Il n’y avait aucune porte de sortie. Les bombes nucléaires, les sauterelles lançant des dards et les chevaux blindés de fer crachant le feu, sortant pour la deuxième fois, qui était enfin la bonne, avaient exercé ce pouvoir d’Armageddon craint depuis les premières révélations apocalyptiques. Les anges noirs étaient ressuscités parmi la pensée des hommes; les deux bêtes faisaient à leur tour un ravage plus grand encore que mille titans auraient pu faire ensemble réunis. L’antéchrist se levait, non dans un seul homme, mais dans mille hommes réunis, cent-mille hommes réunis, un million d’hommes réunis, un milliard d’hommes réunis sous la bannière du vide, du mal, du mensonge, de l’ignorance; c’était cela les bêtes, rien de moins que l’ignorance, le mensonge en l’homme. C’est cela qui créait la destruction. Et les 144 000 étaient la petite chandelle résistant à cet abîme de noirceur.

            Et cette chandelle de l’humanité, alors que toutes les villes des hommes tombaient comme des mouches, c’était maintenant devenu la petite ville de Victo. Les Dieux regardaient les événements se dérouler sur leur écran géant, événements dont ils n’étaient même plus les maîtres à présent. Une force inconnue, supérieure était sortie du monde, d’en haut, d’en bas, de toutes directions, et dirigeait maintenant les choses. La rivière ne pouvait être arrêtée, car c’était une rivière de Vérité, d’infini, et de Justice cosmique.

            Incertains tout en étant résolus, les Dieux descendirent sur Terre. Bacchus et Démeter s’en vinrent des forêts, où ils jouaient au trou de cul depuis quelques semaines. Tous sentirent l’appel et se dirigèrent vers la petite ville de Victo, hommes, Dieux, animaux, insectes, comme si on se préparait à entrer dans l’arche de Noé. C’était ce qu’on appela la Grande Réception, mais qui n’était en fait qu’un petit goûter dans hall de bingo avant la véritable messe.

            Tout se passa donc dans un sous-sol d’église. On avait néanmoins pris le temps de nettoyer le plancher et de réarranger les chaises installées pour le bingo du matin. Pas d’alcool cette fois-ci, indiqua M. J. Baril, qui avait organisé la soirée, comme à l’habitude, bien qu’un petit coup de vieux le rendait un peu moins festif. Pas de chansons du Club Med non plus. Non, cette fois-ci, on parlerait de choses un peu plus préoccupantes.

            Les Dieux et les hommes commencèrent à prendre place dans le sous-sol, comme se préparant au goûter avant la messe du dimanche. La journée tombait en effet sur un dimanche, alors les magasins étaient fermés. Pas un chat dans les rues; en fait, à part quelques ivrognes, qui s’amusaient à se cacher des rats géants qui investisssaient maintenant les villes jonchées de cadavres. Mais Victo était une ville propre, et arrivait tout de même à nettoyer la plupart des quartiers de cette mort omniprésente, et environnementaliste dans l’âme, elle faisait de tous ces corps bien sûr du compost. Et quel compost! D’ailleurs, du compost, c’est ce qu’ils deviendraient tous s’ils ne se rencontraient pas ce dimanche apocalyptique. Et en ce jour du jugement, le ciel n’avait pourtant jamais été plus bleu; c’était un superbe après-midi au ciel limpide, d’un bleu profond, agrémenté d’un beau soleil de juillet.

            Mais le temps était venu de commencer les discussions. Cette fois-ci, ce fut Rodge qui prit la parole en premier. Il voyait bien que les Dieux, qui avaient un verre de punch en main, se rendraient vite compte qu’il n’y avait aucun alcool.

«Amis...»

On entendait dehors les grondements du tonnerre et le monde trembla...

-Vous connaissez la raison pour laquelle nous nous réunissons ici aujourd’hui.

-Boire un petit coup? blagua Zeus.

-Euh, non, continua Rodge, timide. En fait...

-Allez mon beau, dit Aphrodite, encourageante.

-Depuis la naissance de l’humanité, nous avons sûrement, avant d’avoir deux pattes, nagé avec des nageoires, et sûrement même rampé. Nous avons sûrement été la roche et le végétal, puis marché sur quatre pattes. Mais l’action nous a amené jusqu’ici. Tout ce que nous avons fait depuis la création du monde n’était donc pas en vain.

-Parle pour toi, dirent quelques uns. Ne vois-tu pas ce qu’il se passe dehors!?

-En effet, en effet, continua Rodge. Je sais ce que vous pensez... La terre est détruite et nous sommes les seuls sauvés pour l’instant, et pour combien de temps encore.

Si plusieurs d’entre vous pouvez maintenant penser que la vie ne mérite pas d’être vécue, c’est peut-être très compréhensible. Mais en réalité, la vie est une chose inestimable, qui nous est à présent enlevée malgré notre consentement, et pourtant, nous sommes la création de la vie qui loge au delà de cet univers, sans quoi il n’y aurait pas de vie possible.

-Bon d’accord, dit une personne. Où veux-tu en venir? Nous n’avons pas que ça à faire, ici.

-En fait, je n’ai jamais été très croyant. Mais je crois qu’il y a deux forces dans l’homme, pour faire un peu simplifié. Il y a le la mouche noire, qui prend, obéissant à ses pulsions animales, et il y a l’abeille, qui donne tout ce qu’elle est. Depuis le début de l’humanité, nous avons le plus souvent été la mouche noire, et très peu l’abeille. Or, il est temps de découvrir notre côté mouche noire, et de vivre en paix avec l’abeille. Pour prendre une autre illustration, le chacal et le poulet, pas que le chacal soit méchant, mais il suit son instinct, et suivant son instinct, il va vers l’excès. Il est temps que nous enseignions au chacal à se contrôler un peu quand il arrive devant un poulet, et ainsi, nous accepterions en nous à la fois le chacal et le poulet. Vous comprenez? Nous ne devons pas tuer le chacal, car le chacal suit sa nature, mais le nourrir convenablement, l’apprivoiser. Si nous unissons l’ombre à la lumière, ce que je crois est notre rôle, nous deviendrons lumière, car unissant l’ombre à la lumière, c’est toujours la lumière qui vient éclairer l’ombre. Mais pour cela, il faut révéler les choses, les sortir en pleine lumière. Et c’est cela que je crois que nous devons faire à présent. Être vrais. Honnêtes envers nous-mêmes, et ce faisant, nous le serons aussi avec les autres. Après tout, n’est-ce pas cela, l’équilibre cosmique entre l’homme et le monde? Nous devons faire partie de l’unité, non nous diviser les uns les autres, surtout avec le divin, qui fait partie de nous. Ces Dieux, dont, ne sont pas extérieurs à nous mais participent en fait à des concepts de la nature, dont une part est en nous. Nous devons être ces concepts, ces énergies, et ainsi, devenir des canaux du bien commun.

-Oui, c’est beau tout ça, mais pourquoi nous avez-vous amené ici, demanda Hephaïstos, en train de sculpter un bout de métal? Vous cherchez donc à nous inviter pour nous désinviter?

-N’est-il pas écrit que Dieu est miséricordieux et infiniment bon? continua Rodge. Alors, si la plupart des hommes sont morts, ce n’est pas par le jugement de Dieu. C’est par notre propre action. Ce sont nous qui avons créé le jugement, pas un Dieu solitaire dans le Ciel. Ni les douze dieux dans le ciel. Zeus et toute cette mascarade, les sauterelles et les chevaux crachant du feu, ce ne sont que des pantins.

-Que voulez-vous dire? demanda Zeus.

-Allons, Zeus, voyons. Nous savons bien que toute cette histoire de sauterelles, de sceaux et de trompettes, cela n’est qu’un épouvantail. En réalité, tous les hommes, bons ou méchants, finissent un jour par revenir à la source, qui est la totalité et le fondement de l’univers. Car il n’y a pas de mauvais chemin. Il n’y a qu’un chemin et c’est le chemin vers le tout.

-Oui, répliqua Zeus, mais il n’y a qu’une façon de peser l’homme, et c’est par ce qu’il y a en son coeur!

-Et bien, dans ce cas, jugez donc de ce que j’ai dans le mien! La totalité nous a fait de boue et de son propre souffle, poursuivit Rodge. Or nous sommes sa propre chair, ainsi que je suis sûr Zeus lui-même le comprend très bien. L’âme du monde n’est pas quelque chose de solitaire qui vit dans le ciel, éloignée des hommes. L’âme du monde n’est pas un panthéon d’énergies, pas même une force qui nous juge en étant séparée de nous. Nous, nous sommes une partie de l’âme du monde, de l’univers, du grand tout. Et l’âme du monde ne peut nous jeter comme ça, tout simplement car nous sommes une partie de sa propre chair et de son propre souffle.

-Et c’est à présent que vous vous rendez compte de cela, alors qu’il ne reste que 144,000 d’entre vous... dit Zeus.

-S’il ne reste que 144 000 d’entre nous, je suis sûr que ceux que vous nous avez fait croire qu’ils étaient damnés ou perdus, ne sont pas réellement damnés ou perdus, mais qu’ils reviendront dans une forme ou une autre, d’une façon ou d’une autre. Ils seront recyclés, comme le blé est recyclé pour engraisser la terre. Comme le fumier enrichit la terre, et donne de meilleurs grains. Comme le compost que vous faites à Victo, pour faire une autre création. Car la mort donne naissance à la vie, elle la nourrit. Ainsi, nous nous nourrissons tous les uns les autres. Et donc, tout grandit, même le mal, jusqu’à son tour devenir bien.

-Et nous, qu’est-ce qu’on devient dans tout ça?

-En effet, dit Rodge. Vous êtes des créations symboliques formées à partir de forces réelles. Vous êtes des énergies du tout, mais le tout est plus grand que vous. Et si nous nous rencontrons ici, ce n’est pas pour converser avec les Dieux comme entités séparées de nous, mais à sortir une part de lumière qui est en chacun de nous enfouie, et que malheureusement, nous n’écoutons pas toujours.

            En fait, si nous écoutions cette part de lumière en nous, nous n’aurions pas besoin de parler avec vous, bien sûr, conceptuellement, car vous n’êtes pas ici, et je ne suis pas ici. Tout ce qui existe, en fait, c’est l’ensemble. Et l’ensemble, c’est l’univers et tous les univers, et la force suprême qui les dépassent et qui les créé. Le corps n’est qu’un rêve, mais ce qui réside à l’intérieur, c’est cela, l’essence. Seule l’âme est réelle, et l’âme, c’est nous.

Il y eut des visages interrogateurs dans la salle, confus

-Alors, Dieux, disparaissez de nos têtes et apparaissez en nous, dans notre coeur. Faites-nous agir comme vous, car vous êtes vous-mêmes des concepts de cette énergie suprême infiniment divisible mais unie, pantins du grand boss indescriptible et inconcevable, l’éternité et le néant contenus en toutes choses.

-Bon, d’accord, je vois que vous avez compris beaucoup de choses à travers tout ceci, dit Zeus. Et bien, comme vous voudrez. Nous nous retirerons de par dessus vos têtes et entrerons dans vos actions, car nous sommes en effet que des forces de l’ensemble, et nous sommes vous et vous êtes nous.

            Tous les gens dans la salle se levèrent. Ils restèrent silencieux. La vérité avait surgi, non du ciel, mais de l’intérieur même de l’homme, de Rodge, au si gros nombril, mais à la parole facile.

            Et l’homme, tous se demandèrent, était-il capable de changement? Tous le pensaient. Car en effet, Rodge le leur avait prouvé, en quelques mots bien sentis et venant d’un ailleurs que même lui n’avait vu que peu souvent, qu’au delà de ce monde, qui était en vérité un simple rêve, au delà de cet univers qui était un hologramme composé de reflets, de masques de vérité, une vérité parlait, pas la seule mais l’infinie et la multiple, celle qui se révèle à travers toutes choses. Cette vérité venait elle-même des profondeurs silencieuses du monde par les confins du coeur humain.

L’humain, le vrai, venait en fait à peine de naître, parmi les cris et la douleur de l’enfantement. C’était le début d’une nouvelle ère, une ère dans laquelle Victo serait la graine, une graine qui devait mourir, comme meure celui qui donne, pour que naisse le monde.

*

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